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Inquiétante, ouverte (aux instruments, aux langues, aux styles musicaux), la musique de Mona Kazu serait bien difficile à ranger dans une quelconque catégorie. A l’origine du groupe et de l’album « Other Voices In Safety Places », la réunion de trois amis : Franck (guitare, mandoline, programmation, percussions), Priscille (clavier, autoharpe, chant) et Stéphane (basse, percussions).

Priscille : « Nous nous connaissons tous de longue date, Steph et moi avons même joué ensemble dans le passé, dans un groupe qui s’appelait Blumen. Franck nous avait accompagné en tant que tech son sur notre dernière tournée, avant notre passage aux Eurocks de Belfort en 2005. Nous avons vécu les longs trajets en camion, les moments d’osmoses sur scène et aussi les galères, ça crée une certaine connivence. Et puis, nous avons forcément des affinités, des influences musicales similaires tous les trois, même si chacun conserve ses propres préférences. C’est forcément plus facile de jouer et de créer un univers musical quand au départ quelque chose vous lie ».

Franck confirme : « J’ai rencontré Priscille et Stéphane il y a longtemps alors que j’étais technicien son. Je faisais déjà de la musique, et nous avons évolué parallèlement dans nos différents groupes avant de se retrouver pour créer Mona Kazu ».

Une osmose amicale pour un disque qui, bien que son attraction hypnotique soit limpide et cohérente, semble néanmoins provenir de différents horizons musicaux s’étant assemblés sans forcing, avec le naturel des grands alchimistes.

Priscille : « Franck et moi écoutons et allons voir en concert pas mal de groupes de différents styles. Ça nous influence forcément, même si je pense que ce n’est pas notre seule source d’inspiration. Je citerais des univers comme celui de Laetitia Sheriff, Shannon Wright, Troy Von Balthazar, Nine Inch Nails, Portishead, Chokebore dont la tournée de reformation l’année dernière nous a enthousiasmé et fait parcourir des kilomètres pour assister à plusieurs de leurs concerts, Girls Against Boys... ».

Franck : « D’abord le processus d’écriture des morceaux qui constituent l’album a été assez étalé dans le temps, certains morceaux ont plus de deux ans maintenant. La composition pour la plupart d’entre eux a été assez spontanée, sans référence évidente de prime abord. Cela dit, pour deux ou trois morceaux, on avait effectivement des idées assez marquées sur la façon dont on voulait que ça sonne, et on s’est laissé guider en pensant à tel artiste ou tel morceau, pour telle ou telle instrumentation ou pattern de batterie par exemple. Mais c’est plus de l’ordre du détail au final. Et puis j’aime tellement de styles différents aussi, j’ai toujours envie de (me) surprendre dans la manière d’aborder un morceau, de trouver un son... ».

Priscille et Franck confirment ici cette sensation qui refuse de nous lâcher à chaque nouvelle écoute de « Other Voices In Safety Places », celle d’une ambiance sonore tellement insoumise à la moindre référence musicale que puisant dans le visuel (voir, à ce titre, le sublime artwork de Franck inspiré des peintures de Luc Bernad qui visualise parfaitement l’imprenable univers du trio). Ne pourtant pas chercher en Mona Kazu une quelconque trace d’excès arty. Le groupe fonctionne à l’instinct, à la connivence émotionnelle.

Priscille : « En général pour composer, je me pose devant le piano ou avec mon autoharpe, au calme, et je laisse les émotions me submerger pour créer un petit univers. Je puise ces émotions dans des livres, des films, des situations ou des lieux qui m’ont enthousiasmée ou secouée. Je suis une dévoreuse de livres, de films et de séries de tout style et ça alimente forcément mon imaginaire. Nous avons d’ailleurs aussi remarqué que notre musique pouvait se lier à d’autres univers, notamment à la peinture. En découvrant les œuvres de la dernière expo de Luc Bernad (NDLR : www.lucbernad.net), cette idée s’est vraiment imposée à nous, sa ligne résonnait en nous et trouvait un sens. Nous avons discuté de cela avec lui et il nous a aidés à mêler sa ligne à notre scénographie. Franck s’est aussi inspiré d’un de ses tableaux pour la pochette de notre album ».

Franck : « Oui, on est influencé par plein de choses différentes même si ça n’est pas forcément conscient ou évident. L’univers visuel est quelque chose de très important pour moi, ça peut être un paysage, un lieu, une photo, un tableau, une sculpture, etc. qui résonne en moi. »

Et le rock dans tout cela ? Car nous finirions par l’oublier mais Mona Kazu n’hésite guère à sortir la grosse artillerie électrique, mais au bon moment, lorsque le faux calme enveloppe l’auditeur, lorsque celui-ci se croit à l’abri, comme dans les vapes ou dans les bras de Morphée. Il y a chez Mona Kazu une terrible violence sous-jacente, une ambiance parfois inconfortable qui rapproche l’auditeur de certains états mélancoliques, de certains gouffres psychologiques.

Priscille : « Oui, j’assume complètement cette violence sous-jacente, parce qu’elle fait partie de ma personnalité… Les moments de calme succèdent aux moments d’enthousiasme, de coups de gueule. Notre musique est basée sur les émotions, et cela ne peut donc pas être linéaire. Impossible d’être toujours heureux, ou toujours en colère ».

Franck : « De mon côté, j’ai tendance à privilégier une musique nuancée, soit à l’intérieur d’un morceau, soit selon les morceaux. Je préfère jouer sur l’ambivalence plutôt que délivrer une musique univoque. Et générer une friction, une tension où l’explosion n’est jamais loin ».

Rien de hasardeux à ce que Priscille se plaise à citer Girls Against Boys ou Trent Reznor : « J’ai besoin de l’énergie du rock, et il m’arrive d’écouter des chansons en boucles, de manières compulsives, pour laisser cette énergie m’envahir. Par contre, ce n’est pas suffisant, parce que le rock ne laisse pas toujours la place aux nuances, à la fragilité ».

Franck explique ainsi les soudaines déflagrations soniques de « Other Voices » : « C’est une influence très importante et qui est la base de mon implication dans la musique, et reste celle que j’écoute le plus malgré tout. Du coup, c’est assez logique que ça transparaisse dans le son, notamment avec les guitares qui peuvent se faire mordantes, la saturation y étant bien présente (chassez le naturel...) ».

Précisons, l’air de rien, qu’une chanson de « Other Voices » se nomme « Pure Haine »…

Autre point qui, dans la musique de Mona Kazu, brouille les pistes mais, paradoxalement, décuple les sentiments au creux de ces onze morceaux cosmopolites : le passage de l’anglais à l’allemand, puis de l’allemand au français.

Priscille : « La musique vient en premier, donne la couleur du morceau, puis les mots s’ajoutent pour renforcer le sens des mélodies. J’ai remarqué que certaines sonorités de langues s’alliaient plus avec telle ou telle atmosphère. Je relie l’allemand, que je chante d’ailleurs spontanément avec une voix plus grave, à un côté gothique, 18ème siècle... L’anglais pour moi est plus mélodique avec une gamme de sons plus large. Le français me permet de jouer plus facilement avec les mots, d’amener un sens immédiat lié à un peu de poésie. J’aimerais parler plus de langues étrangères et pouvoir avoir de ce fait une palette plus large ».

Et il est vrai que cette accumulation de langues permet à Mona Kazu non seulement de varier les teintes (claires ou obscures, expressionnistes ou romantiques) mais aussi et surtout de créer chez l’auditeur une sensation qu’il ne pourra pas clairement identifier, une sensation qui nécessitera l’appel de son imaginaire intime. D’où notre interrogation : Mona Kazu préfère-t-il s’inspirer de l’imaginaire plutôt que d’opter pour une description réaliste ? Mais là encore, rien n’est si tranché dans l’art du trio.

Priscille : « Oui l’imaginaire est important, le son des mots devance parfois leur sens. En entendant une phrase dans une langue qu’on ne comprend pas forcément on peut déjà s’imaginer une petite histoire, seulement grâce à l’intention prise par la voix. Ceci dit, j’ai aussi besoin d’avoir des phrases qui me parlent, qui ont un sens fort pour moi, qui sonnent comme un leitmotiv. Les textes ne sont pas toujours très gais, peut être parce que la tristesse, la douleur, la haine sont des émotions faciles à exprimer. Mais j’aime aussi parfois donner un sens plus littéral, avec des textes plus revendicatifs, qui peuvent parler de la place des femmes dans une société quelque peu machiste, comme ça, mine de rien ».

Grande marque de générosité dont beaucoup de formations « à messages » ferait bien de s’inspirer : avoir un propos précis, affirmé, revendicatif comme le définit Priscille, mais ne pas chercher à baliser la route de l’auditeur, ne pas lui mâcher des intentions que celui-ci, en écoutant bien, comprendra de lui-même. Au pire, dans « Other Voices », l’auditeur se créera une histoire personnelle en onze chapitres, il accolera son propre imaginaire à la musique du groupe. Qu’importe finalement la compréhension de la langue. Ici, le chant et sa texture vocale font sens.

Reste l’épineuse question du rendu scénique. Groupe complexe aux sonorités pas si évidentes à apprivoiser, comment Mona Kazu restitue-t-il en concert la richesse et l’ambivalence des émotions présentes sur « Other Voices » ?

Priscille : « Nous travaillons beaucoup le live, et avons appris à être ’multifonctions’ pour pouvoir restituer nos morceaux… Chacun de nous joue de deux à trois instruments différents sur scène, ce qui met un peu d’animation et quelques fous rires en répète. Nous avons fait le choix d’amener des sons électro dans nos morceaux et du coup, Franck s’est collé à la programmation, avec un mac qui nous suit en concert ».

Franck : « Étant habitué à travailler des bandes avec un de mes autres projets (Tomek & Baka !), c’est assez naturellement que je me suis mis à considérer les morceaux sous un angle plus électronique et à ajouter en dehors de nos instruments de prédilection (basse, guitare, mandoline, clavier, autoharpe) des rythmiques et autres sons. Cela dit, tous les arrangements ne se retrouvent pas sur les bandes et on laisse la place à un côté plus énergique sur scène, avec notamment des morceaux où l’on joue une sorte de batterie ».

Mona Kazu version électronique ?! C’est peu dire que nous avons hâte d’entendre et de voir cela (au passage, le groupe se produira le 20 juin prochain à Saint Sernin du Bois puis le 13 juillet au Festival Saint Rock La Clayette). Et en effet, en relisant les propos de Franck et Priscille, l’accro à « Other Voices In Safety Places » imagine très bien Mona Kazu poursuivre son chemin en incorporant à son répertoire boite à rythme électronique, sampler et synthés atmosphériques (avec quelques bandes préenregistrées pour donner en concert plus de latitudes, de libertés rock aux trois musiciens).

Car c’est une évidence : Franck, Priscille et Stéphane (le grand discret du trio) sont des curieux, des défricheurs qui ne jurent que par la musique. Des passionnés qu’aucune intempérie ne saurait stopper. Quitte à nuancer les aléas parfois déprimants qui parsèment le quotidien de tout musicien actuel qui se respecte.

Franck : « On ne vit pas du tout de la musique ! C’est par contre depuis le début une passion dévorante qui me pousse à en faire quoi qu’il arrive. Je n’ai jamais pu arrêter de jouer, c’est juste vital. De même que voir plein de concerts, acheter et écouter plein de disques, etc. C’est un carburant au quotidien… Sinon, depuis le temps qu’on est ’dans le milieu’, on a compris qu’il ne fallait compter que sur nous-mêmes pour avancer. Avec des moments de découragement ou d’euphorie ».

Priscille : « La musique me suit tous les jours, soit parce que j’en écoute, que j’en joue, ou qu’elle me trotte dans la tête. Par contre, en vivre, c’est une autre histoire… Malheureusement, les années passées m’ont appris que je devais faire la part des choses et avoir un travail à côté pour pouvoir connaître la liberté de faire la musique qui me plaît, sans contraintes. Toutes les structures qui sont autour de nous et qui nous soutiennent sont des petites structures indépendantes (NDLR : le tout récent label Falls Avalanche Records). Il y a beaucoup de ’fais-le toi-même’ si tu veux que quelque chose se fasse ».

Mona Kazu donc, une autre voix, assurément