Il y a des disques qui vous agrippent par la puissance des mots évoqués. Il ne s’agit pas nécessairement de se sentir proche des thématiques abordées par l’illuminé, mais de ressentir l’importance qu’occupe l’évocation langagière chez ce dernier. Pierre Cravan, dans son deuxième album solo (« Inutiles Berceuses »), pratique une poésie réaliste comme Hubert-Félix Thiéfaine en écrit parfois encore. Dans un style aussi clair que délicatement mystérieux, aussi romantique que zébré d’inquiétudes, l’auteur / compositeur y évoque les corps partis trop tôt, les regrets de la veille et les espoirs du lendemain, la déraison et la soif d’à nouveau plaire. Les fulgurances y sont nombreuses, notamment sur l’émouvant « Un cerf-volant », terrible histoire d’un amoureux largué par sa muse et qui, nuit après nuit, se love dans le creux de corps inconnus en se disant : « tu découvres un peu déçu que ce que tu avais vécu a plus de saveur que ces proies-là ». Ailleurs, Pierre Cravan évoque « l’haleine chargée de tant de nuits sans dormir », « ces femmes endormies sur des lits cousus d’or » ou encore une « chaude présence humide et sucrée ». Pas un hasard si Pierre Cravan cite Lautréamont : la crainte de l’éphémère et les rêves surréalistes se retrouvent dans les onze comptines constituant ces « Inutiles Berceuses » (« Dormir, rêver, peut-être… » annonce d’emblée Pierre Cravan en ouverture) – une filiation Lautréamont que l’on trouvait déjà chez Thiéfaine ; celui-ci, dans « Les dingues et les paumés », rameutant ouvertement le souvenir des « Chants de Maldoror ». Ne pourtant pas s’imaginer un chanteur cabossé, titubant et négatif. Chez Pierre Cravan, une lumière est toujours au bout du chemin : le personnage du « Cerf-volant », après de tristes étreintes, trouve enfin un futur qui lui ouvre ses draps ; sur « L’affection des fous », l’auteur nous ordonne de continuer à bâtir notre monde à l’image de nos désirs…
Musicalement, la première partie de « Inutiles Berceuses » lorgne vers un rock classique, parfois efficace mais un brin trop carré. A partir du « Cerf-volant », l’instrumentation trouve la bonne sonorité afin de mieux faire ressortir les mots de Pierre Cravan : plus souple, plus acoustique, moins rock héroïque, la musique réussit à instaurer, ici, un dialogue avec la poésie du songwriter, donc à mettre celle-ci en valeur sans néanmoins y perdre en recherches mélodiques. Car c’est dans le coton et l’épure que Pierre Cravan propose le plus émouvant de lui-même…