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Pour paraphraser notre grand chanteur de gauche, Michel Sardou, "Si les Ricains n’étaient pas là, on vivrait tous en Germanie", c’est vrai qu’on oublie un peu le tribut que l’on doit à cette génération de jeunes hommes de 20 ans qui vinrent de leur Dakota du Sud, de leur Virginie, de leur Caroline du Nord pour mourir sur le sable de nos plages normandes pour nous permettre de relever la tête...

C’était il y a 70 ans, déjà 70 ans. Depuis l’allemand, le boche d’autrefois, est devenu notre ami, notre partenaire économique dans cette grande Europe aveugle et malade... Dans le fond des eaux au large des plages du débarquement gisent comme des croix blanches les vestiges de cette bataille, bateaux, matériel de guerre, cadavres ... Tous oubliés et délaissés....

Mais des oublis, il y en eut d’autres et des injustes encore... Très vite, d’autres guerres vinrent éclipser notre rapport à la mémoire de ces sacrifices humains, ces fameuses guerres de décolonisation, celle d’Indochine puis celle d’Algérie.... Certains oublis furent scandaleux... Les prisonniers allemands qu’on laissa pourrir dans les goulags soviétiques... Ces combattants trop basanés pour qu’on les considère dignes de pensions et d’honneur, ces fameux artilleurs, qu’ils soient du Sénégal, d’Algérie ou du Maroc, ils appartiennent surtout à notre mauvais conscience d’anciens prêcheurs et profiteurs coloniaux.

Ils furent nos éboueurs, nos épîciers... Ces pas grands choses à qui nous ne disions même pas bonjour, Quantité négligeable à la limite de l’humanité... Ils ne sentaient pas bon, ils faisaient du bruit, ils égorgeaient des moutons dans leur baignoire, aujourd’hui les jours de ramadan, ils volent leurs pains au chocolat à nos enfants... Avec "Le Tirailleur", Piero Macola et Alain Bujak rendent enfin justice à cette nation d’oubliés, ces anonymes de l’histoire, ces particules inutiles...

Nous sommes en 1939, au Maroc, alors sous dépendance française, Abdesslem va être enrôlé de force pour aller défendre son pays, une terre qu’il n’a jamais foulé, celle de France.... Oui, j’ai bien dit, enrôlé de force... Cette forme de "presse", ce système de recrutement brutal et sans préavis ne se limita au seul 18eme siècle. Il y a un peu plus de 70 ans, cette pratique existait encore sur nos indigènes autochtones, ramassis d’illettrés tout juste bons à servir de chair à canon. Abdesslem sera de ceux-là, brinquebalé dans le torrent impétueux de la seconde guerre mondiale, du Maroc à la France... Indigne de notre respect, nous les avons méprisé ces soldats aux semelles de sable.... Mais finalement, l’indigne dans cette situation là, c’est d’abord nous....

Entre racisme suffisant, idées réactionnaires, complexe de supériorité, nous les avons dédaigné ces vétérans là pas moins glorieux que les autres. La défaite de 1940 puis plus tard le conflit de la guerre d’indépendance d’Algérie ne feront que maintenir ce mépris mémoriel. De la Drôle de Guerre aux fronstalags allemands, ces tirailleurs de 17 ans ne subissent que les coups et les sévices les plus divers ...

Ce sera ainsi que Abdesslem découvrira la "civilisation" occidentale, coincé entre les mitrailleuses françaises et les chenilles des chars allemands qui n’hésitent pas à écraser comme des cafards ces sous-hommes.

De ces pages souvent bouleversantes (qui vous feront penser à "La Guerre D’Alan" d’Emmanuel Guibert à qui ce volume est d’ailleurs dédié) surgit une mélancolie bestiale, la mélancolie de la boue et du sang. De Monte Cassino au grand bordel des rizières indochinoises, Abdesslem se laisse porter par un absurde , par un destin subi comme celui de Meursault dans "L’Etranger" de Camus. Il subit mais dignement, avec ce discours des taiseux et ces silences qui en disent bien plus long, ces corps qui s’affaissent sous le poids du souvenir...

Combien d’amis, de copains morts pour rien dans l’indifférence ? Combien de temps avant de retrouver les siens et leur misère rassurante ? Comment redevenir un petit berger de montagne quand on a été sculpté par l’effroi de la guerre ? Comment ne pas être atteint par la pourriture des corps démembrés par les combats ? Comment être sauf et retrouver les siens ? Comment accepter les mensonges et les impostures de l’état français ? Comment survivre avec des pensions de retraites misérables ? Comment vivre loin des siens pour survivre des maigres subsides que nous concède avec condescendance cette même France qui sut exploiter nos douleurs et notre jeunesse ?

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Voila quelques interrogations terribles face auxquels nous place "Le Tirailleur" qui exerce un devoir de mémoire et de réhabilitation de ces autres là, autochtones devenus nomades par la force des choses....

Ils furent nos éboueurs, nos épiciers... Ils furent les maçons de notre reconstruction, ciment humain, mortier barbare, touaregs des HLM, ils furent les invisibles, ceux que l’on n’aperçoit même pas... Ils ne furent pas des trente glorieuses, ils ne furent rien.... Ce livre, à travers Abdesslem, rend justice à cette génération de maghrébins que l’on rejeta loin de nous dans nos poubelles et nos usines comme pour mieux se laver l’esprit de nos fautes par une amnésie volontaire et tellement plus confortable.

Car une fois pour toute il faut rendre un autre honneur à ces insignes anonymes, dire combien ces images nauséabondes de Banania restent bien trop d’actualité dans nos comportements dans les urnes comme des replis sur soi à fort relent nationaliste....

Cette bd est donc plus que jamais d’intérêt et mémoriel et public...

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