Les yeux se ferment, s’ouvrent, se ferment, cillent au ralenti, puis en cadence, épilepsie oculaire, les yeux se ferment, les bouches s’entre-ouvrent, les paupières battent la mesure de cette musique répétée dans la nuit chaude et hallucinée, les yeux se ferment, s’ouvrent, se ferment, cillent au ralenti, puis en cadence. Les corps eux-mêmes commencent à trouver leur rythme, à épouser les contours de cette musique hypnotique, peut-être l’effet de la drogue, ou de l’alcool ou tout simplement le système nerveux qui a enfin compris où le DJ voulait en venir. Tous les membres de tous ces corps ondulent maintenant en boucle, portés par des BPM changeants, comme allégés d’un certain nombre de choses, les lumières vont et viennent dessinant sur le mur de cette centrale techno un ballet d’ombres portées possédées par une transe collective et infinie, love is in the air, les yeux parfois s’ouvrent le temps de prendre la mesure de ce qui les entoure, quelques silhouettes connues épousées les volutes éparses, quelques visages inconnus qui sourient bêtement à la nuit, les mains se lèvent, les pieds martèlent le sol avec une certaine légèreté, les mains se prennent, les pieds s’emballent, les mains se serrent, les pieds se calment, les mains en l’air, les corps se rendent, les pensées décolent, ces coups de massue sourds qui cognent l’air saturé et moite mènent la transe, dance all night, all night long, le temps n’existe plus, la foule gronde de plaisir, la joie est partout, les corps et les cœurs à l’unisson s’envolent en chœur. Les lignes se brouillent, l’ensemble se floute, les yeux s’ouvrent parfois, puis se referment. Cillent en cadence. Les formes, les corps se brouillent. Masse polymorphe et dansante. Chronique d’une extase annoncée. House is my House. House is my House.
Quelque chose a changé dans ma relation à la musique en 1995 : six mois à Londres. Jusque là, je vivais tranquille, sur mes acquis post-punk et new wave, ou en compagnie du club des songwriters anglais, je m’étais à peine emballé pour la vague Brit Pop ou le renouveau du glam, et je me vautrais le plus souvent dans le lit d’une chanson française aux contours flous de Daho et Dalcan à Murat en passant par Dominique A, Bashung ou Miossec. Mais j’étais totalement passé à côté de la première déferlante techno en 88/89. Dans ma tête la connexion avec New Order ne s’était jamais faite. Mais ça c’était avant. 1995 donc, séance de rattrapage à Londres en pleine époque House/Garage/MDMA : des bataillons de clubbers torse nu au Club UK, bouteille d’eau à la main, des foules extasiée les mains en l’air dans l’atmosphère moite et sensuelle des Ministry et autre Cross, des filles en nuisette déchainées sur les podiums du Hanover Grand, l’amour, la musique, l’insouciance, ces voix et ces rythmes incitant à la danse et au sexe, les retours matinaux dans des cabs silencieux et l’aube londonienne. Une épiphanie pour puceau électro. Une fois l’été passé, la danse souvent s’arrête, il faut reprendre le cours de sa vie. Parfois même on s’éloigne, on se tient à distance de ces coups de foudre imprévus et ravageurs, mais on n’oublie jamais la premières fois. Là quelque part dans les nappes phréatiques de la mémoire corporelle, dans les circuits imprimés des bases de données de souvenirs sensoriels, nichées au creux d’un hub musical, les empreintes de ces premières fois n’attendent qu’un signe, un clin d’œil, qu’une voix pour se remettre en route. C’est une chanson du passé qui resurgit, un sample repéré dans une soirée ou un album qui réveille ces flashs du passé.
Cet excellent album de Huxley est de ces madeleines électroniques qui ramènent à la marée montante des giga octets de sensations uniques et moelleuses. DJ anglais, auteur de quelques singles remarqués et EP plébiscités, Huxley livre ici avec « Blurred » un impressionnant montage sonore bâti avec science et patience autour de quelques hymnes estampillés Garage AOP (« Roadrunner », « I Want You », « Say My Name », « Broken Dreams ») et d’un casting de voix brillant (Yasmin, Obenewa, Femme ou le vétéran Roger Sanchez AKA S-Man). Mais là où d’autres auraient eu la tentation d’en rajouter en enchainant sans retenue des redites, et en faisant monter la pression avec des morceaux shootés aux anabolisants, Huxley joue avec notre cœur et varie avec une finesse remarquable les plaisirs, les rythmes et les expériences sensorielles. D’abord en imposant à l’ensemble un son très actuel gommant des tics de production de l’époque parfois kitsch et agaçants avec une réalisation au cordeau. Ensuite en nous conviant à des incursions régulières en terres breakbeat ou dubstep aux confins d’une pop saccadée, enjouée et mélancolique à la fois sans nuire à la cohérence de l’ensemble grâce à un sens du groove certain.
Histoire de brouiller les lignes en sorte.