J’ai toujours autant de mal à fermer ta porte. Je n’y arrive de moins en moins. Je ne te parle même pas de mon regard. Lui c’est simple il semble ne vouloir voir que toi, t’imprimer définitivement dans ma rétine, en faire un tampon pour me graver ton image partout, sur mon corps, dans mon âme. Quand tu trembles je tremble. Quand tu soupires je respire de soulagement. Quand tu me regardes j’essaye de ne pas fuir ton regard, même si mes yeux sont brumeux. Les séparations se multiplient, les retrouvailles de plus en plus difficiles à maintenir, la peau est là pour nous aider, la descendance est un lien formidable, la musique sera je suis persuadé le dernier, quand le souffle nous manquera, quand les derniers mots seront comme des vestiges sur lesquels nous essaierons de poser les souvenirs de notre vie. La musique tu la connais, tu sais la lire, tu sais la défricher (tu vois je suis incapable de parler au passé). Je suis persuadé que nous pourrions faire un bout de chemin main dans la main, encore, toujours, par exemple en écoutant Aldous Harding.
Tu sais, depuis que tu sembles devoir rendre cette vie que nous n’avons dans le fond qu’en location, jamais je n’avais entendu des morceaux qui me ramenait autant vers toi (peut être une chanson de Michel Cloup). La jeune femme qui chante à beau nous arriver de l’autre côté de celle qui reçoit nos pas, je crois que jamais personne n’a été aussi proche de moi, dans ce qui importe le plus, la peau, seul et unique réceptacle crédible de mes émotions, des mes amours. Tu n’écouteras jamais Aldous Harding car tu sembles ne plus écouter, mais je pense que ton regard est à lui seul une des mélodies de son disque. Je me souviens quand j’étais gamin j’écoutais en boucle un K7 audio qu’un ami nous avait offert, l’enregistrement d’un concert dans un petit pub irlandais. Ce concert ne faisait pas la par belle au folklore local, et la chanteuse était certainement Aldous Harding. Oui j’en suis persuadé, Aldous existe depuis la nuit des temps, mais elle n’apparait que quand nous en avons besoin, comme si nos plaies béantes, nos fêlures assassines attiraient sa voix, comme un baume sur ces blessures. Elle n’a pas 20 ans, elle à 100 ans, 1000 ans, elle sera là pour des siècles encore, portant sur elle une forme de croix, celle de nous guérir de nos affres sentimentaux, de nos amours contrariés, de nos départs longs lents et tragiques.
Paradoxalement je sais que je ne vais pouvoir écouter longtemps cette musique, cette voix, comme il m’a toujours été difficile d’écouter Nick Drake sans penser à une absence elle déjà définitive. Mais je sais qu’elle sera là, pour toujours. Je vais la garder comme je pouvais garder ta main contre moi quand j’avais peur et que tu semblais être la seule à pouvoir me défendre. Tu sais là je commence à perdre le fil de tout, sentant celui entre nous deux perdre de plus en plus de ses fibres, se distendant. Tu sais aussi que là je m’éloigne de mon « travail » de chroniqueur, de donneur d’avis, d’escroc que certains pensent affublé de bonnes oreilles. Je suis presque dans la pornographie sentimentale dans le fond, mais je ne pouvais m’y résoudre, et personne ne voulait m’aider à ne pas le faire. Mais dans le fond cette chronique en est une, elle montre jusqu’où la musique et la voix d’une jeune femme peuvent nous emmener, comment une oeuvre mondialement diffusée peut à ce point toucher l’intime, quitte à me piéger.
Aldous Harding dans le fond c’est aussi toi, toi qui m’a tenu dans tes bras, qui m’a fait grandir, qui m’a défendu, qui m’a aimé. Sauf que toi je ne peux me résoudre à te quitter, alors que Aldous reviendra pour mes prochaines douleurs. Croisons nos regards, encore, écoutons « Merriweather » ensemble en espérant que tu l’entendes, et faisons la promesse de ne plus pleurer, je garde jalousement mes anciennes larmes pour pouvoir encore goûter au chagrin infini. Mademoiselle, ou Madame Aldous je ne peux que vous remercier de porter une tristesse au final bien trop lourde pour moi, je n’ai plus personne pour me protéger. Terrible.