Indéniablement, le dixième album de Polly Jean Harvey divise la critique et, lorsqu’il s’agit d’évoquer une telle icône, le mieux à faire, c’est de laisser les demeurés s’écharper sur les réseaux sociaux, compter les points en sirotant des bières et attendre le fameux fiat lux qui permettra de se positionner au mieux dans la course à la pertinence, ou l’absence de pertinence.
Entre la rockeuse aride sur le fil du rasoir (Dry, Rid Of Me, Uh Huh Her), la dark-diva sanglante (To Bring You My Love), la pythie urbaine (Stories from the City, Stories from the Sea) ou la cinquième fille du docteur March (White Chalk), PJ Harvey a su ces trente dernières années mener sa barque avec une maestria rare, qui la place loin devant la figure tutélaire commise d’office par des chroniqueurs flemmards, l’irritante Patti Smith (voire Kate Bush, mais il faut franchement avoir une brosse à chiotte coincée dans les oreilles).
Alors certes, il y a l’instinct poétique - I Inside The Old Year Dying se présente comme la concrétisation musicale d’un Orlam livresque publié l’année dernière, pérégrination épique rédigée dans le dialecte du Dorset, issu du saxon occidental (la langue précédent la conquête de l’Angleterre par Guillaume Le Conquérant), évoquant la vie d’une enfant de neuf ans, Ira-Abel Rawles, dans le village imaginaire d’Underwhelem, entre folklore, coutumes animistes et découverte du réel (la mort, le désir, la peur) -, mais on sait que l’intention culturelle, aussi louable soit-elle, ne présume jamais de la lisibilité d’une œuvre, en témoigne Finnegans Wake, dans lequel James Joyce rend avec brio hommage à son Irlande chérie, mais perd en route la majorité de ses lecteurs, accablés de tant de références absconses et de pirouettes stylistiques.
Évidemment, au vu des émotions (fortes) procurées par les divers avatars de PJ Harvey, et sachant le peu de crédit que l’on accorde aux musiciens écrivains, tant reste puissante et délicate la séparation entre les formes d’expression – l’on préférera toujours le Nick Cave trublion gothique à l’imitateur de Faulkner (Et l’Âne vit l’Ange), le Zim caustique au nobélisé abscons (Tarentula) ou ce bon vieux Léo Cohen qui, oh wait, était aussi bon romancier que chansonnier, parce qu’il savait raconter son histoire drôle et pathétique, celle d’un nabot de Montréal en conquête des femmes du monde entier (The Favourite Game) – c’est avec circonspection que je j’appréhende ce nouvel album, d’autant plus que la phase Emily Dickinson de notre chère Polly Jean (White Chalk) m’avait refroidi, à coups de piano réverbéré joué à un doigt et de robes brodées dont le tissu nous ramenait vers un 19ème siècle que certes j’admire, au vu de ses qualités littéraires (de William Tackeray à Jane Austen) – jeunes filles pâles hyper éduquées à l’intellect surchauffé par la littérature bourgeoise –, mais qui au final est désastreux, tant les œuvres qui le nourrissent encombrèrent les esprits de stéréotypes débiles à souhait.
Quitte à poursuivre sur le terrain de la littérature, il me paraît pertinent de citer le To The Lighthouse de Virginia Woolf, qui dit tant – défaites passées et à venir – en se contentant d’évoquer les altérations atmosphériques des âmes et des cieux qui les abritent. En ce sens, I Inside The Old Year Dying, par son refus du frontal, qu’il soit textuel ou musical – arpèges pointillistes, mélodies chantées à bout de lèvres, rythmiques effleurées, guitares en retrait, basses rondes d’ogre qui ronfle –, se situe entre impressionnisme et symbolisme. Le déjeuner sur l’herbe, sauf que les bourgeois en villégiature portent de bien monstrueux masques.
Et maintenant, venons-en au fait, je vais vous expliquer en quoi I Inside The Old Year Dying complique mon insignifiante existence de chroniqueur underground.
Première difficulté : mettre de côté le paresseux champ syntaxique de la féminité magique, usé jusqu’à la moelle dans les reviews que j’ai pu lire ici et là – c’est tout l’intérêt de laisser passer la caravane : sorcellerie, envoûtement, chamanisme, mystique, druidesse, prêtresse, j’en passe et des meilleures, ce vocabulaire m’épuise. PJ Harvey et ses consœurs méritent mieux que ce genre de poncifs bienveillants et, par ailleurs, il ne s’agit que de chansons tournant sur quelques accords balisés, qui sont tout autant magiques lorsqu’elles explorent le réel – on se souviendra des premiers pas de la native du Dorset, lorsqu’elle ne se privait pas de raconter, avec rage et drôlerie, comment son ventre la brûlait.
Deuxième difficulté : le chant de PJ Harvey, toujours saisissant (privé des graves et des rauques qui furent sa marque de fabrique, on est ici dans la continuité de White Chalk, même si de temps à autre la température monte), fait qu’elle pourrait, à l’instar de tant d’autres qui ne s’en privent pas (David Bowie, Michael Stipe, Björk), littéralement chanter l’annuaire, et on se demande régulièrement si ce n’est pas le cas : un annuaire poétique, certes, mais impénétrable, ce qui confère à l’ensemble une posture involontairement arty.
Troisième difficulté : une écoute ne suffit pas, ni même deux ou trois. On reste sur sa faim, peut-être parce que l’attente était élevée, en raison des sept années de silence qui ont suivi The Hope Six Demolition Project, publié en 2016, mais ce délai biaise notre perception : un artiste prolifique fera aisément l’objet de mansuétude, puisque que l’on sait qu’en cas de faux-pas il tentera de se rattraper dans les mois qui suivent.
Même si les arrangements intrigants et le parti-pris aride de I Inside The Old Year Dying irriguent ma réflexion, il y a dans cet album une sorte de trou noir sensoriel et intellectuel qui rend inopérant mon sens critique : œuvre anecdotique dans la discographie de PJ Harvey, ou master class vénéneuse destinée à nourrir mon spleen estival, je ne puis trancher, et je ne suis certainement pas le seul. J’ai la diffuse impression que cet album est fabuleux, sauf que mes oreilles me disent le contraire. Alors pour une fois, je décide de ne rien décider, et ça fait un bien fou. Il est comment le dernier PJ Harvey ? J’en sais rien.