Difficile à croire aujourd’hui tant chaque semaine recèle au moins dix nouveautés françaises, mais, en 96, le rock français n’existait quasiment pas. Pour tout dire, « rock » et « France » semblaient même incompatibles, donnant finalement raison à cette fameuse maxime : la France possède une tradition d’éminents rock-critics mais aucun passif rock’n’roll (les yéyés ? Soyons sérieux).
Quel était le contexte musical en cette année 96 ? Miossec venait d’épater son monde avec « Boire », Dominique A. endossait une parure punk aux Victoires de la Musique (avec son premier succès grand public, « La Mémoire Neuve »), Daniel Darc commençait à tomber dans un sordide oubli (suite à l’échec commercial de « Nijinsky »). Sinon ? Les Rita Mitsouko comme Les Négresses Vertes semblaient sur le déclin, Etienne Daho s’expatriait en Angleterre et ne donnait de ses nouvelles qu’au compte-goutte, Murat sortait encore un nouvel album tous les trois ans, Les Innocents et Les Little Rabbits restaient de possibles confirmations en attente… En fait, à cette époque, le groupe de rock français le plus populaire était Noir Désir. Autant-dire que pour ceux ou celles goûtant moyennement à la poésie de Bertrand Cantat, le paysage sonique s’apparentait à un grand désert. Nous espérions, sans trop y croire, un équivalent aux groupes américains qui nous faisaient alors vibrer (Sonic Youth, Pavement, Pixies), un disque de noise « de chez nous » et, pour le coup, à nous rien qu’à nous. Dans la cours du lycée, c’était un débat courant, entendu mais fatalement mélancolique : qu’il serait beau d’enfin tenir un disque de rock français porteur d’un aspect générationnel, un disque obligatoirement érudit mais aux guitares aussi tranchantes que celles vénérées alors dans les albums de Sonic Youth. Car finalement, nous avions beau adoré Dominique A. et Miossec, il fallait néanmoins admettre que nos deux lascars ne quittaient pas vraiment la sphère de la chanson. Et nous, c’était de rock dont nous avions besoin, du rock dans la langue de Molière…
Toujours à la même époque, le journal « Les Inrockuptibles » venait, à la stupeur générale, de virer hebdomadaire. Passant la crainte avant découverte de la nouvelle formule, il fallait admettre que l’équipe de Christian Fevret tenait le bon cap : couves Leonard Cohen, Bashung ou P.J. Harvey, longs papiers sur Stephen Malkmus, Blur ou Portishead. Surtout, le journal restait encore dans un souci permanent de découvertes, sans concours ni stratégies commerciales. Aurions-nous sincèrement acheté le premier album de Miossec si « Les Inrockuptibles » n’avaient autant insisté sur ses qualités (bien réelles, l’évidence s’imposait dès la première écoute) ? Pas sûr… Pour mieux faire passer le message, « Les Inrocks » choisissaient d’offrir (gratuitement, sans augmentation de prix !) une compile maison à chaque trimestre. La première fut la plus belle mais aussi la dernière à vraiment nous transcender : Tricky, Jon Spencer, Sparklehorse, IAM, entre autres… Ces mastodontes ne valaient pourtant rien face à un groupe toulousain que nous ne connaissions pas (ou alors vaguement de nom) : Diabologum. Sur cette compile, « 365 Jours Ouvrables » devint instantanément la chanson dont nous parlâmes des heures durant après les cours, pendant les cours même ! Puisant dans le hip-hop comme dans la noise la plus rageuse, social mais subtile, énervé et enivrant, « 365 Jours Ouvrables » lança le débat : et si, avec Diabologum, nous tenions enfin LE groupe de rock français que nous désespérions de ne jamais rencontrer ?
En fouillant dans nos archives « Inrocks », nous remontions l’historique du groupe : un papier de Gilles Tordjman sur le single « A Découvrir Absolument » (un 45 impossible à se procurer pour qui vivait alors dans une petite ville de Province), une chronique d’Arnaud Viviant sur le deuxième album des toulousains (« Le Goût du Jour ») dans laquelle le journaliste assimilait Diabologum à « l’école bébête » (qui comprenait également… Katerine), et puis un papier rédigé par Richard Robert sur « C’était un Lundi Après-midi Semblable aux autres » (où nous pouvions lire : « une facilité d’élèves un peu flemmards, anesthésiés par la torpeur ambiante »)… Franchement, rien qui ne nous prédestinait au choc ressenti lors de la première écoute de « #3 », album obligatoirement acheté le jour de sa sortie puis diffusé en boucle, des jours, des semaines durant, sans la moindre lassitude, de plus en plus accro et fasciné…
Ma classe de première littéraire était alors divisée, niveau mecs, en deux groupes distincts : les pop (dont je faisais parti et qui ne juraient que par les Smiths, Joy Division et Depeche Mode) et puis les fanas de punks (pour qui l’histoire du rock démarrait en 75 avec les Sex Pistols et s’achevait… en 75 avec… les Sex Pistols). L’entente se voulait pourtant cordiale puisque parfois, les deux clans se trouvaient en accords sur certains groupes (Sebadoh, Television, les premiers Beck). Diabologum nous rassembla tous : l’album « #3 » était tellement novateur, tellement incritiquable et si proche de nos rêves communs (un disque de rock français à revendiquer comme étendard) qu’il nous fallut, en bonus, convertir les filles à la poésie d’Arnaud Michniak et Michel Cloup. Une affaire pas gagnée d’avance : nos copines trouvaient touchantes la mélancolie de Morrissey ou la tristesse de Ian Curtis, mais, à la maison, elles préféraient s’écouter du Renaud plutôt que de faire tourner en boucle les disques d’Echo & The Bunnymen. Pourtant, avec Diabologum, pour je ne sais quelles raisons, les filles tombèrent en pamoison. Unetelle me disant à quel point la phrase « Les Guignols de l’info c’est rigolo » l’avait particulièrement marquée, telle autre ne cessant de me chanter à l’oreille que « l’hiver est de retour six mois trop tôt »…
Et que dire du culte qu’offrit Diabologum au film de Jean Eustache, « La Maman et la Putain » ? En 96, pour nous lycéens, « La Maman et la Putain » était une arlésienne, un film qu’il nous fallait impérativement voir (difficile en cette époque sans DVD ni téléchargement). Un film qui nous tenait tellement à cœur que même notre prof de lettres accepta un jour de nous en parler… Diabologum, avec la chanson « La Maman et la Putain », confirmait une sensation : Jean Eustache allait fatalement tenir une place importante dans nos existences (et ce fut le cas, très peu de temps après la sortie de « #3 » puisque Nicolas Boukrief, dans le cadre de son ciné-club diffusé sur Canal, proposa un jour le chef-d’œuvre d’Eustache).
Dix-sept ans depuis sa sortie, le troisième album de Diabologum reste ce monument générationnel qui, lors de sa découverte, chamboula à vie notre exigence à l’égard du rock français. Mieux encore : disque finalement assez confidentiel en 96, le parangon de Cloup / Michniak a depuis fait école jusqu’à devenir l’un des jalons parmi les plus importants et cruciaux pour n’importe qui prenant dorénavant au sérieux l’alliance des mots « rock » et « français ». Car au même titre que « Play Blessure » (Bashung), « Seppuku » (Taxi Girl) ou « The No Comprendo » (Rita Mitsouko), « #3 » ne se contentait pas seulement de saisir l’air d’une époque. Il lui offrait également un futur, il agissait en prédicateur. Ceci expliquerait pourquoi de nombreuses phrases issues de cet album sont depuis devenues proverbiales : « de la neige en été », « problème de scénario », « il n’y a rien à gagner ici » ou « les choses seront plus claires et on saura ce qu’il nous reste à faire »…
Nous attendîmes durant longtemps un successeur à « #3 », d’autant plus que le titre « Et si nous n’avions pas été là l’histoire aurait été la même mais racontée par d’autres » (une apocalyptique quoi que difficile collaboration Diabologum / Daniel Darc sur la compilation caritative « Comme un Seul Homme » - dirigée par feu Fabrice Ponthier et destinée aux dons d’organes) laissait présager un Diabologum encore plus expérimental, intransigeant et extrême dans son propos musical… Mais, pour des raisons personnelles, le groupe décida d’en rester là…
Et depuis ? Si Diabologum s’est reformé pour quelques concerts, il existe peu de chance que les Toulousains ajoutent un successeur à leur chef-d’œuvre. Et ce n’est finalement pas plus mal : en solo ou en groupe, Arnaud Michniak et Michel Cloup ont réussi à conserver très haut la barre de la qualité (preuve avec « Notre Histoire », le dernier LP à ce jour de Cloup, probablement le plus beau disque de rock français des dix, quinze dernières années). L’histoire ne s’est jamais arrêtée…