Savez-vous que la musique est organique, elle est un membre fantôme qui se plait à se rappeler à vous dans un souvenir douloureux....?
La musique est vivante, elle crépite, elle travaille comme du bois... Celle du brestois d’adoption Colin Chloé est palpitante, faite de nervures et d’imperfections.
Il y a quelque chose de presque mensonger dans ce titre, "Au Ciel", tant ces 11 titres semblent ancrer dans une terre ferme et ancestrale... Entre les rives d’un delta sublimé et fantasmé et les landes vertes du Finistère, jamais très loin du bleu de la Manche froide....
Colin Chloé, je l’ai d’abord découvert en marchant, en marchant avec lui.... Dans ces chemins qu’il décrit dans ses chansons, entre fange et ajonc, entre chêne et horizon éperdu...
Ce jour-là, j’ai d’abord rencontré l’homme derrière ses mots, derrière sa musique...
Ce jour-là, je l’ai accompagné pour une session de photographies avec l’artiste Jérôme Sevrette connu pour ses pochettes pour And Also The Trees ("(Listen for) The Rag And Bone Man"), Frederic Truong ou encore A Singer Must Die mais aussi pour ses livres somptueux et ambitieux comme le très beau et sépulcral "Commodore" ou le très bel objet "Terres Neuves" qui combine musique, photographies et écrits de Daniele Robert-Guedon ou encore Amine Boucekkine...
Ce jour-là donc , je le suis dans ces prises de vues dans des randonnées improbables, dans ces lieux sans nom parfois profanes, parfois chargés de sacré...
C’est un homme timide qui pèse ses mots que je rencontre, un homme habité de ses doutes, un homme à décoder dans les mouvements de son corps face à l’appareil photo... Un homme qui ne parvient pas à choisir entre l’assurance de la terre sous les pieds et l’ivresse du ciel...
C’est aussi un homme qui sait s’entourer et je ne parle pas ici que de Jérôme Sevrette... Au casting de cet album, c’est d’abord une rencontre, c’est d’abord une amitié entre quatre musiciens... D’abord, il y a Bruno Green (Santa Cruz, Lilium...), il y a Yves-André Lefeuvre, il y a aussi Pascal Humbert (Passion Fodder, Sixteen Horsepower)...
Les plus jeunes d’entre vous connaîtront Bruno Green et Pascal Humbert surtout pour le nouveau projet de Bertrand Cantat, Detroit, qui se revendique comme un groupe à part entière.
Ne voyez pas dans cette énumération de noms d’artistes prolifiques et toujours dans l’excellence un argument de vente... Non... Pas du tout... "Au ciel" transpire l’humanité, le plaisir à être ensemble, à échanger et à jouer....
© Jérôme Sevrette
Comment mesurer ces parcelles d’identité ? Comment peser toutes les subtiles nuances d’un doute ? Comment dire toute l’humanité ?
Comment faire remonter à la surface cette vie d’avant ? d’avant le bruit ?
Comment faire remonter le passé et lui redonner présence ? ("Dans La Vallée")
Comment montrer le monde sans le rendre trop simple ? Comment rendre les paysages sans trop en faire des sculptures cérébrales ? Ces quêtes de sens, nous y trouvons des réponses dans les mots d’un Thoreau ou d’un Céline, dans les sons de Colin Chloé mais aussi dans ces images que créent sous mes yeux ce couple d’un jour, cette union fusionnelle entre un modèle et son malaxeur... C’est cette expérience fait de ces tremblements infimes que je vais essayer de vous raconter...
Une image n’est jamais complètement muette... Elle n’est pas seulement belle...
Elle n’est pas que sombre, elle ne se limite pas à sa lumière... Une œuvre d’art a t’elle pour vocation pour d’être belle ? Elle se suffit à elle-même .... La musique est images, elle est une et multiple... Elle lit dans les pierres, décode l’angoisse de la rivière, élude les sentiers ("Fontaine")
La musique est odeurs, elle est sensible, elle est évocatrice, elle ranime en nous des stupeurs passés, des innocences révolues...
La musique est nerfs tendus, gerçures fébriles... La musique est mouvements, la musique est frénésie atone ("La terre nous attend")
La photographie est un art, un art des bordures, des frontières... La frontière entre l’infiniment impudique et l’infiniment intime...
Tout le monde peut prendre un appareil photo, saisir l’expression d’un visage, la portée d’un regard...
Il en est de même pour une chanson, tout le monde peut se saisir d’une guitare, y glisser quelques mots personnels...
Mais provoquer ce trait d’union entre l’imaginaire et la collision d’un réel, seul l’artiste peut le révéler ...
Colin Chloé, par sa langue riche et directe nous uppercute, nous tend une main volontaire... Jamais dans l’abandon ni la résignation, pas de position de vieux patriarche mais plus celui de ceux revenus de tout et d’eux-mêmes....
La musique du brestois est riche, entre la frénésie fantasque de Verone ("Le monde marche") et les aspérités chaleureuses de Sixteen Horsepower ("Les Pierres")
© Jérôme Sevrette
La photographie est un art de bordure... C’est un acte de cloisonnement ...
Faire remonter le monde dans une petite boite... Trouver dans une larme toutes les nuances de nous-mêmes...
Colin Chloé prend sens et essence dans ces petits chemins de campagne... Rien de surprenant à le voir aimer ces arbres qu’il caresse sans même s’en rendre compte... Rien de surprenant à voir ce regard dur se feutrer face à cette pointe quelque part du côté de Brest ce jour-là lors de cette session photo... D’un coup, sort de l’intime, du vivant....
La photographie est un art de l’épure... Elle laisse le limon artefact regagner les fonds... Chaque cliché a sa couleur, elle a également sa musique intérieure...
Celle de Jérôme Sevrette me renvoie toujours vers les élégies fragiles de Federico Mompou, les comptines névrosées de Luciano Cilio et les hymnes du minuscule de Colin Chloé... Ces hymnes qui éloignent la grandiloquence, le sermon,qui revendiquent un lyrisme des falaises et des matins qui se lèvent ("Walden")
Souvent, nous cachons nos doutes ou alors nous les vomissons dans des excès dérisoires...
Pourquoi créons-nous ? Pour laisser une trace égotiste de soi, une empreinte ?
Pour tuer nos pères ?
Pour rendre le monde plus beau, plus signifiant ?
Pour nous apaiser, pour nous recentrer ?
Ou juste parce que nous n’avons pas le choix... ("Certains Disent")
Les autres sont petits, misérables, suffisants... Ils ne sont pas grand chose, mesquins et pathétiques...
Pourquoi ne pas redonner à nos voisins humains leur état gazeux ?
Après tout, nous ne sommes que des ombres ou à peine plus, à peine moins...
Nous sommes misérables, pathétiques et inutiles mais heureusement il y a la lumière sur la mer, le vent sur les landes, l’air sur la joue, la torpeur accueillante des forêts ("Moulins")
© Jérôme Sevrette
Nous sommes ces objets qui ne servent plus, ce piano poussiéreux, nous sommes ces photographies sans âge, nous sommes ces objets un jour utiles...
Nous voudrions mais nous ne pouvons...
Qui nous sauvera des hurlements des hommes ? Qui nous maintiendra la tête au fond des eaux froides ?
Qui enterrera ces échardes ? Qui provoquera l’oubli ? ("La chapelle des voleurs")
Comment organiser le chaos ? Comment subtiliser les secrets d’un autre ?
Comment se nourrir de la sève de l’autre sans se faire vampire ? Comment ?
Jérôme Sevrette et Eric de Colin Chloé sont de ceux là, attentifs, doux, mesurés et pondérés à l’enthousiasme rayonnant...
Il y a quelque chose de timide, de réfléchi dans ses statures, dans l’allongement de leurs pas comme des excuses, comme des envies d’oubli et d’effacement...
Ils sont des leurres qui se cachent derrière des apparences de Monsieur tout le monde pour mieux saisir l’autre ....
Mais... Car il y a toujours un mais quand les deux créent, quelque chose dans leur regard change...
Quand Jérôme fait ses réglages comme une obsession ritualisée, comme un cérémonial sans grandeur, il prend une photographie de sa compagne comme pour s’assurer que tout va bien, comme pour se rassurer, comme pour aller chercher une béquille, une légitimation, un soutien dans le regard de l’autre...
Colin Chloé, lui, malaxe ses mains nerveusement, évite et cherche à la fois l’objectif...
Leurs regards changent... Le mot se fait plus lent, plus pauvre... L’un dirige sans diriger, laissant une liberté cloisonnée au modèle... l’autre écoutant les mouvements du corps de son démiurge... L’espace se limite d’un geste... L’un perçoit dans le détail d’une ombre ...
Que se passe t’il entre un photographe et son modèle ? Dans ces regards qui se scrutent et s’affrontent ? Dans ce combat complice ?
Ce modèle qui dit "Tu ne m’auras pas, tu n’auras pas ma substance, tu ne m’auras pas défaillant et pitoyable"
Ce photographe qui dit " Tu n’es rien d’autre que le reflet de ce que je veux y mettre"
La photographie, c’est une mesure de l’abandon, un art du viol consenti... C’est montrer l’autre à l’insu de lui-même. La musique, elle , nous renvoie nos réalités à notre insu...
Dans ces échanges de regard, les perspectives changent, les perceptions se brouillent et le regard de Colin Chloé monte "Au ciel"
"Alors
On laissera la terre
au vent
qui nous invite"
Je sais que chaque écoute du deuxième album du brestois fera monter en moi ces odeurs de printemps naissant, ces premiers rayons de soleil timide... Me reviendront en mémoire ces pas hésitants dans ces chemins boueux, dans ces tracés improbables de terre, ces odeurs d’humus, de sel qui pique les yeux, d’impresssion pour un instant, un instant seulement d’être là, d’être de ces gens....
J’entends la musique qui monte, vers nous et nous englobe...