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Ecrire au sujet du plus éminent album francophone de l’année 2018 n’est pas chose aisée, d’autant qu’il est pour moi indissociable de son premier volet « Toute latitude » chroniqué ici même et avec superbe par Guillaume Mazel. Le jeu en miroir de ces deux trésors que sont les deux albums de Dominique A, sortis à quelques mois d’intervalle, prouvent à quel point cet artiste, qui est entré dans ma vie un soir de Black session il y a plus de 25 ans, est passé maître dans l’art de suivre son instinct créatif tout en maîtrisant à chaque fois de nouvelles formes.

« Au milieu, il y a tant de choses qui repoussent la mort, d’images qui saisissent et rendent presque heureux. Souvent, je n’ai besoin que d’un vieux chien qui dort, d’une image à sauver ». Oui, Dominique A se positionne toujours là où il faut par rapport à son sujet et à ce qu’il veut en transmettre. La chanson, c’est ce vieux chien qui dort et toutes ces images qui lui passent par la tête, au creux des songes.

« La fossette », « La Musique » et aujourd’hui « La fragilité » sont peut-être mes albums préférés car ils sont les plus intimistes, aussi bien dans leur instrumentation que dans leur réalisation. Dominique A face à lui-même, maîtrisant sa propre production, me paraît plus fort encore que lorsqu’il confie les manettes à un producteur (aussi génial soit-il comme John Parish ou Gekko). Qu’il passe par l’électronique ou l’acoustique, par le beat ténébreux de « Toute latitude » ou par les touches impressionnistes de « La fragilité », Dominique A ne cesse de creuser secrètement un véritable sillon folk. Mais un folk romanesque qu’il poursuit depuis ses débuts en laissant place aux paysages et aux figures qui les habitent. « Le grand silence des campagnes » en est la parfaite expression : « Je m’avance au devant des pièges qu’enfant j’avais posé très tôt ».

La fragilité, oui, mais comme le bambou qui sait ployer sans rompre. La poésie, oui, mais avec ses ratures, ses doutes. Comment fixer les choses dans une chanson tout en laissant la liberté à celui qui l’écoute d’y transposer ses propres émotions ? « Dans l’empilement des temps éclatés, un chemin de mûres entachant les doigts, voûte végétale qui ne flanche pas » chante-t-il avec dans le sublime « Comme au jour premier ». Car l’apport fondamental de Dominique A à la chanson francophone, c’est sa façon d’inscrire le romanesque dans le présent poétique de l’écriture, et de le conjuguer le plus souvent à l’imparfait, au conditionnel, parfois : « Te sentant porté par toutes les saisons qui t’ont précédées et toutes celles qui te succéderaient ». Dans son écriture, une place proéminente est laissée au verbe, bien plus qu’à l’accoutumée dans la chanson où le nom et l’adjectif sont habituellement rois. Et cette façon de suspendre le verbe au bout du phrasé pour ne pas donner trop de place à la mélodie. Juste ce qu’il faut d’attente avant de lâcher le mot juste et précis comme une flèche : « Elle avait… ôté le manteau du crochet où depuis des siècles il pendait puis s’en était… allé »

Dominique A maîtrise dans sa plus précise expression l’art de raconter des histoires. Non seulement les siennes, mais aussi celles des autres. Il y a quelque chose d’intemporel et cinématographique dans la façon dont il campe le décor de chacune de ses chansons avant d’y faire pénétrer ses personnages. Le drame est déjà dans le contexte, dans l’architecture du lieu, dans les couleurs, les parfums. Les protagonistes ne sont que les ombres portées de leur environnement. « Le soir tout s’est relâché et tu t’es jeté sur le lit, rincé d’avoir dissimulé, d’avoir encore autant menti et le tremblement a repris et tu t’y es abandonné, tu t’es confié tout entier à la fragilité ».