Pas envie d’écrire une chronique dans laquelle il me faudrait rappeler qu’en 2011 la fin du couple formé par Thurston Moore et Kim Gordon signa également celle de leur groupe (un obscur combo new-yorkais nommé Sonic Youth) : je veux dire, on va se traîner encore combien de temps ce gossip indigne d’une institution culturelle telle qu’ADA ? Alors certes, hasard hasard hum hum, chacun dans son coin, nos anciens tourtereaux publient cette année un album solo – le neuvième pour l’ancien guitariste chanteur de Jeunesse Sonique –, mais cessons par pitié de relier entre elles des destinées désormais individuelles. Après tout, Roméo et Juliette, une fois séparés, n’ont-ils pas eu des vies sympatico ? Et comment ça, je viens de faire ce que j’avais dit que je ne ferai pas ? Hein ? Bref.
On va se pencher sur la version Bandcamp de Flow Critical Lucidity, qui intègre des bonus, dont une composition dédiée à la chorégraphe Isadora Duncan, coup de bol pour vous, je suis en train de lire ses mémoires : c’est vif, spirituel, drôle, bien écrit, durant quelques heures on fréquente un être d’exception, franchement, je conseille. Thurston fera-t-il mieux que Kent (Isadora Duncan danse, 1987) et Vic Chesnutt (Isadora Duncan, 1990 : « Well I dreamed I was a-dancin’ with Isadora Duncan / In a silver café ») ?
Basé à Londres durant l’enregistrement de ce nouvel opus, Thurston s’est adjoint les services de la bassiste Debbie Googe (My Bloody Valentine), du multi-instrumentiste James Sedwards (Chrome Hoof), de l’électronicien Jonathan Leidecker (alias Wobbly) et du batteur Jem Doulton. S’ouvrant sur un lancinant New In Town (ah, ces harmoniques de guitare et ces percussions feutrées !), Flow Critical Lucidity fait la part belle aux atmosphères tournoyantes, urbaines et aérées, invitant Laetitia Sadier sur le final du mid-tempo Sans Limites (on reste sur notre faim, mec !), reprenant les grilles d’accords chères au Sonic Youth de la grande époque (Shadow, tout en retenue : le cinglant la dissonance le bruitisme, c’est pour Kim) et se lançant dans une sorte de ballade 90’s à la conclusion expérimentale un chouia longue, monotone et cheap – les arpèges de piano, beurk.
Début de grimace, on s’ennuie un peu, et ce n’est pas l’interminable Rewilding (chouette ligne de basse, nonobstant), dont on ne comprend pas la direction, ni le mou du genou The Diver (émulsion de guitares délayées sur lit de guitares réverbérées, servie avec une larme de chorus et même des pains de guitares, bizarre) qui vont nous rassurer. Alors, quand le bonus track Isadora pointe le bout de son nez, on soupire. C’est quoi ce truc ? : le texte de cette pop song 90s électrifiée et incongrue est abominable, les chœurs (« Isa-dora / Isa-dora ») super ringards, et les solos de guitare particulièrement pourris. Kent, Vic, mes amis, vous pouvez dormir tranquille.
Flow Critical Lucidity n’est pas un disque honteux. Juste dispensable, et – surtout – à la hauteur des œuvres de Thurston Moore, qui ne fait rien d’autre que ce qu’il fait depuis 1995 et ses débuts en solo : des albums cools. Parce que oui, remember : dans les 90’s, Thurston était l’image même du gars cool, avec son physique fluet d’étudiant attardé, sa mèche sur le front et ses Converse trouées aux pieds, presque le gendre rock’n roll idéal, musicien discret, simple, pas de vagues, pas de colères, pas vraiment d’ambition, non plus. Il aura fallu une Kim Gordon pour donner du nerf aux productions de Sonic Youth, tendre vers l’arty, l’expérimental, l’acier cinglant. On ne pourra jamais lui en vouloir, sans Kim, Thurston n’est pas plus pas moins que lui-même. Un gars cool qui fait des disques cools. Et des disques chiants, aussi. Chiant + cool = chool, chool comme Flow Critical Lucidity.