Arty, groovy et néanmoins abrasif : un bon cru que le nouvel album de Deerhoof – le vingtième depuis 1994 et la naissance du groupe californien, sur qui le temps n’a manifestement aucune prise. En effet, Noble and Godlike in Ruin s’adressera aux familiers de la pléthorique discographie du quatuor de San Francisco (mais peut-on vraiment apprivoiser une œuvre aussi kaléidoscopique ?) tout autant qu’aux néophytes, qui se voient offrir une porte d’entrée à l’accessibilité certes relative (un monde gouverné par Satomi Matsuzaki et Greg Saunier est forcément glissant) mais bien réelle – une partie des dix compositions de Noble and Godlike in Ruin reposent sur le très deerhoofien alliage entre rythmiques concassées, guitares pointillistes et mélodies tranquilles (tranquilles, parce que déconnectées de l’ensemble), signature sonore classique des 00s (Sparrow Sparrow, remember Animal Collective et autres Dirty Projectors). Charmés par la mélopée rupestre Overrated Species Anyhow – field recording, superposition de guitares et de voix, lumière, chaleur, deux minutes en apesanteur –, c’est sans appréhension que nous nous laissons glisser dans le bain et là, direct, l’album nous saisit par le col : un gros travail de production a été effectué sur les rythmiques, fichtre, ça s’entend. Filtrées, étouffées, saturées, sourdes, distordues, empilées, malaxées, les percussions sont au cœur de morceaux tels que Kingtoe (construire, détruire, ne jamais se reposer, un des viatiques de Deerhoof), Ha, Ha Ha Ha, Haaa (hip hop mutant, psychédélisme tropicaliste, delay et réverbération, lâcher prise obligatoire) et le chatoyant Disobedience, avec son esprit blaxploitation se terminant sur du spoken word. D’ailleurs, invitant Saul Williams sur le quasi punk Under Rats (on pense à Benefits), le groupe n’hésite jamais à emprunter les chemins de traverse, à l’image de l’imprévisible comptine A Body of Mirrors (intermède sur fond d’ondées sonores vibrantes et lumineuses, on se croirait chez David Lynch) et de la poussée de fièvre garage Who Do You Root For ? Apogées que les (étonnantes) sept minutes conclusives d’Immigrant Songs, sorte de kraut pop scintillante qui se transmute en magma noise à la beauté trouble : final impeccable, pour un disque qui ne révolutionne rien mais dont l’inventivité et la qualité d’exécution sont indéniables. Un bon cru, comme je vous le disais.