LES REVENUS DES ARTISTES DANS UNE INDUSTRIE DU DISQUE EN PLEINE MUTATION
L’heure du bilan de l’année 2015 a sonné. Le SNEP (Syndicat National de l’Edition Phonographique) publie son rapport annuel, duquel ressort que le marché de la musique baisse toujours. Mais on y apprend aussi qu’il y a une “accélération du basculement des usages vers le streaming” et que le système d’abonnement est le “moteur de croissance du marché”. Le moteur de croissance d’un marché en baisse donc. Tout va bien. Dans le même temps, l’ADAMI (administration des droits des artistes et musiciens interprètes) propose son infographie sur la rémunération des artistes grands perdants du streaming, image choc et buzz garanti. Bien entendu, le SNEP a d’autres chiffres qui tentent de démontrer, au contraire, que les artistes sont les grands gagnants tandis que les producteurs et les plateformes n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois. La guerre des chiffres est lancée, la rigueur mathématique et la transparence du raisonnement en moins.
C’EST QUOI UN “ARTISTE” ?
Dans ces différents documents, il est fait mention des gains des artistes “interprètes” (le “I” de “ADAMI”). Pour les auteurs et compositeurs (et leurs éditeurs), il faut regarder la case “droit d’auteur” (ça, c’est la SACEM). Or pour beaucoup, les artistes interprètes sont également auteurs et compositeurs. Mais pas tous. Et certains sont en solo alors que d’autres sont en groupe (et doivent donc se partager les gains suivant des règles qui diffèrent en fonction de leur provenance, comme c’est également le cas avec les producteurs et les éditeurs). Bref, il y a là une utilisation du mot artiste qui ne permet absolument pas de se rendre compte de ce qu’ils perçoivent, tant leurs situations peuvent être diverses. On peut donc distinguer deux types d’artistes :
● les créateurs (auteurs, compositeurs, arrangeurs…)
● les interprètes (les musiciens dans notre cas, les comédiens pour le théâtre ou le cinéma…)
Bien entendu, un artiste peut appartenir aux deux catégories, qui ne gagnent pas leur vie de la même façon. Comme tout ça est un peu complexe, j’ai essayé de faire un schéma pour détailler les relations entre ces acteurs et leurs sources de revenus :
Tous les auteurs et compositeurs n’ont pas d’éditeur. Dans ce cas, la part de l’éditeur revient aux créateurs. Dans le cas de l’auto-production, l’artiste peut cumuler toutes les casquettes (seul ou en groupe). Si vous voulez en savoir plus, je vous recommande la lecture du blog “Lost in production” http://lost-in-production.fr/
FINALEMENT, ON EN EST OÙ ?
Les infographies de l’ADAMI et du SNEP tournent sur internet depuis un an environ, mais leur retour sur le devant de la scène, après une année 2015 marquée par de nouveaux accords pour un meilleur partage des gains de la musique numérique, oblige à s’arrêter pour essayer de comprendre. L’objectif de cet accord est, notamment, de garantir aux artistes un juste rémunération et, de façon générale, d’encadrer les pratiques entre les producteurs et les plateformes. Ce protocole d’accord est édifiant. On y parle par exemple d’un observatoire de l’économie de la musique qui “rassemblera et analysera des données, aujourd’hui éparses et incomplètes” (on l’avait compris avec les infographies précédentes). On y apprend aussi que “les producteurs s’engagent à partager avec les artistes tous les revenus ou rémunérations reçues des plateformes de musique en ligne, quelle qu’en soit la forme”, ce qui sous-entend que ce n’est pas forcément le cas aujourd’hui. N’hésitez pas à jeter un oeil à ce document, c’est très instructif.
Donc, en résumé, l’industrie musicale est en déroute et les requins sont affamés. Tout ça à cause d’une bande de pirates boutonneux qui ont téléchargé tellement de musique qu’il leur faudrait vivre plusieurs vies pour pouvoir tout écouter ?
UN PETIT RETOUR EN ARRIÈRE S’IMPOSE
A la fin des années 90, alors qu’on allait encore acheter nos CD dans les rayons des vendeurs de disques, est apparu Napster. J’avais à l’époque des amis étudiants qui disposaient sur leur campus universitaire de connections haut débit comme nous n’osions alors en rêver. Ils revenaient le vendredi soir avec leurs disques durs chargés de mp3. MP quoi ? Voilà que d’un coup d’un seul, le public avait accès à toute la musique du monde gratuitement. Les majors du disque se sont bien sûr emparées du problème, mais là où on pouvait espérer une réponse profonde à un grave danger, elles ont choisi de faire fermer Napster et de développer des dispositifs techniques pour empêcher la copie des disques. Elles voulaient donc combattre les pirates numériques sur leur propre terrain. Napster fermé, de nouveaux systèmes plus performants sont apparus et le téléchargement pirate a pris son envol. Dix ans plus tard, la fermeture de Megaupload nous a rappelé à quel point l’industrie de la musique (et celle du cinéma) cherchait toujours à sauver un système complètement dépassé au lieu d’apprendre de ses erreurs. De nouveau, des dizaines de sites du même genre sont arrivé sur le marché, et le téléchargement illégal a continuer à prospérer.
Les pirates peuvent donc toujours s’appuyer sur leurs deux points forts : l’évolution des technologies qui leur assure une longueur d’avance, et l’incapacité des industries du divertissement à se projeter dans l’avenir des technologies numériques et de leur impact sur la façon de consommer.
Alors qu’un nouveau média était en train de voir le jour, les grands pontes de l’industrie ne voyaient qu’un ennemi qu’il fallait vite mettre au pas histoire de ne pas avoir à transformer un business modèle si lucratif. La réaction de la présidente de la RIAA (Recording Industry Association of America, sorte de SNEP à l’américaine) lors du procès Napster, où elle déclarait que la musique numérique n’avait pas d’avenir, laisse songeur.
Pendant que ces grands décideurs éclairés étaient occupés à essayer de sauver leurs marges, Steve Jobs a pondu iTunes, verrouillant la vente en téléchargement. Là encore, l’industrie du disque a commencé par hurler avant de constater le succès de l’iMusique. Tout le monde a donc sauté dans l’iTrain qui devait générer des iProfits mirobolants… Jusqu’à ce que le streaming bouleverse à nouveau la donne. Et là encore, l’industrie du disque a commencé par hurler… et bis repetita, et on nous annonce maintenant que le streaming c’est l’avenir. La boucle est bouclée. Jusqu’à la prochaine nouveauté technologique, contre laquelle l’industrie commencera par hurler.
ALORS LA CONCLUSION, C’EST QUOI ?
On peut déplorer l’absence totale de vision à long terme de l’industrie de la musique, voire son absence de vision tout court (en ce qui concerne le marché du disque). On ne peut dédouaner le téléchargement illégal qui a fait beaucoup de dégâts. Bien, mais ça ne fait avancer personne. Cette industrie est née avec la musique enregistrée. Elle a eu un succès quasi immédiat car écouter de la musique est un besoin pour beaucoup de gens. Elle a été pendant longtemps un des seuls divertissements que l’on pouvait emporter chez soi à moindre coût et n’avait donc, à ce titre, pas ou peu de concurrence. L’apparition de l’ordinateur personnel, du jeu vidéo, de la console, du téléphone portable, d’internet et aujourd’hui du smartphone et des tablettes, a bouleversé l’équilibre budgétaire des ménages. Les postes de dépenses pour le divertissement plus ou moins culturel ont été multipliés et la part allant à la musique ne pouvait donc que baisser en valeur, indépendamment du piratage.
Les majors sont-elles passées à côté de cette évolution ? Je ne crois pas. D’ailleurs, les droits d’auteur perçus par la SACEM sont en hausse constante depuis dix ans, ce qui montre bien qu’elles ont su prendre le virage et renouveler leurs sources de revenus (cette hausse ne profite pas tellement aux artistes indépendants, le changement des règles de perceptions des droits sur les radios locales et la difficulté à se faire diffuser sur les réseaux nationaux ayant généralement fait baisser leurs revenus tandis que le streaming ne leur rapporte que très peu).
Je me demande parfois si les majors n’ont pas en fait parfaitement compris la situation. Elles auraient donc consacré leurs forces à se transformer en profondeur tout en se lamentant sur la baisse des revenus du disque, lançant les pouvoirs publics sur cet énorme chantier de la protection de la culture, au motif que les artistes risquaient de disparaître. Le contenu du protocole d’accord pour un développement équitable de la musique en ligne éclaire d’un jour nouveau le cynisme de leur conduite.
En fait, si on veut vraiment comprendre ce qui s’est passé, il faut prendre beaucoup plus de recul et regarder l’histoire de la musique dans son ensemble. Il apparaît alors que l’industrie du disque telle qu’on l’entend n’est qu’une goutte d’eau. La musique et ses créateurs ne dépendent absolument pas de la survie de ce système. A mon sens, voilà l’avenir. Les musiciens existaient avant l’industrie du disque et ils lui survivront. L’industrie du disque a besoin des musiciens, mais à l’inverse ? Internet nous a ouvert de nouvelles perspectives et nul ne peut dire aujourd’hui ce qui se passera dans dix ans. Ça ne veut pas dire que tout va bien, juste que nous avons notre monde à inventer.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a des dizaines de milliers d’années, un homme a soufflé dans un os et en a sorti un son qu’il a trouvé beau, suffisamment pour creuser le concept. Depuis, la musique nous a fait rêver, danser, pleurer, rire, elle nous a donné du courage, nous a aidé à dire “je t’aime”, à crier notre colère ou notre soif de liberté, elle a fait vaciller des états… et ça n’est pas près de s’arrêter.
Merci à Gérald de Oliveira, Jean-Louis Pradès, Karim Kanal et Matthieu Malon pour leurs relectures, corrections et suggestions.