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Fred Debief n’est pas un premier venu puisqu’on lui doit déjà les groupes Ascalaphe, Bazaar, Esbende Washlavok, lufdbf … et donc aujourd’hui Brou de Noix. Pourquoi tant de patronymes et de formations différents ? Peur de la stagnation ? Fred : « À l’origine, il s’agissait de différencier les projets solos pour lesquels j’avais une approche assez différente – Ascalaphe était le projet le plus « mainstream », Bazaar le plus expérimental et EW était basé sur les field recordings (ndlr : systèmes d’enregistrement portable pour l’extérieur) et l’improvisation. Peur de la stagnation, non, ce serait plutôt l’inverse : une tendance à l’éparpillement. D’où sans doute la nécessité de « limiter la casse » en utilisant des pseudos différents pour me donner un cadre. En tout cas, c’était vrai avant lufdbf. Depuis ce travail en duo avec Thierry Lorée, et le retour à un projet solo, j’ai décidé de ne plus trop m’embarrasser avec ces cadres…Un seul pseudo, Brou de Noix, dans lequel je mets tout. »

A l’origine de l’album « 000 », une démarche et un concept assez étranges : sortir seize EP trois titres en neuf mois puis en sélectionner treize morceaux pour un projet CD (les seize EP sont disponibles ici : http://broudnoix.bandcamp.com/). Pourquoi ne pas avoir dès le départ envisagé un véritable album de Brou de Noix ? Lucide, Fred répond avec l’évidence des purs musiciens : « Je sortais de la production de l’album « Deux » de Lufdbf et ce fut une aventure assez éprouvante, surtout la finalisation de l’album ainsi que le mixage. J’avais vraiment besoin de spontanéité, d’aller à l’essentiel, également de coller au plus près de mes émotions. Je n’envisageais absolument pas de faire un album, je voulais être dans l’urgence, dans l’immédiat. D’où le format trois titres distribués gratuitement en digital. Mais je ne pensais pas produire autant en si peu de temps… L’idée d’album est donc née progressivement : l’envie d’abord de regrouper le meilleur et…la difficulté d’exister musicalement, d’envisager la scène ou de se faire chroniquer tant qu’on n’a pas une sortie « officielle »… »

Album électronique qui utilise le langage des machines pour mieux faire ressentir la puissance du discours humain, « 000 » semble plus intime, plus proche de Fred que ses précédentes productions (pourtant déjà sacrément personnelles, quoi que sans doute plus théoriques), comme si celui-ci décidait de revisiter, en seize EP ou donc en un faramineux album treize titres, toute l’étendue de la musique électronique qui l’incita à devenir compositeur : « Oui, revisiter les musiques qui m’ont marqué, c’est une ambition de Brou de Noix. Les musiques électroniques sont une base mais j’essaye de distiller des influences plus larges. En fait, à terme, j’ai envie qu’il y ait toutes les couleurs musicales qui m’ont touché et continuent de me toucher…Album intime, en effet, dans le sens où il s’agit d’un bloc-notes des émotions et des sentiments qui m’animent au quotidien, d’où le format court (EP trois titres). La spontanéité reste l’élément moteur, conceptuel aussi : le format EP, le design des pochettes… Lufdbf était un projet très intime aussi : c’était la première fois que je chantais et que je mettais mes propres textes en musique. Je prolonge cette intimité dans Brou de Noix mais avec des références musicales qui sont les miennes. »

Au résultat, une indéniable réussite. Plus encore : « 000 » est le genre de grand disque électronique à déguster chez soi, au calme, pour mieux, écoute après écoute, en savourer les subtilités cachées, l’agencement logique des morceaux, l’énorme travail sur le son… pour mieux comprendre également l’exigeante et passionnante attitude de Fred Debief à l’égard de cette musique qui le travaille tant. Preuve en est la cohérence parfaite de « 000 », album qui, au fur et à mesure, se laisse calmement glisser vers le dark ; album dont chaque morceau semble répondre au précédent dans une logique parfaitement limpide, réfléchie mais pourtant naturelle. Fred : « J’ai construit l’album de manière cinématographique, ou dramatique…Encore une fois, les albums qui me touchent le plus racontent une histoire. J’ai essayé de créer une tracklist vivante à partir de la matière dont je disposais (quarante-neuf morceaux). Je n’ai gardé qu’un morceau chanté, « Golden Sunshine », qui se trouve en milieu d’album, comme un axe, une transition entre deux parties : la première, efficace, pêchue et qui évolue progressivement pour être plus calme et mélancolique ; puis la seconde, plus expérimentale, plus intime, plus sombre aussi…La tracklist du vinyle est construite sur la même introduction et conclusion, mais la partie centrale est plus électronique et expérimentale. Il n’y a que six titres en commun, et j’ai essayé d’imaginer un voyage différent. »

On adore également « 000 » car les influences rock-noise de Fred Debief corrompent une électro déjà hors-norme. Naïvement, on avance les suppositions Primal Scream, Chemicals, voire le Goldie de « Saturnz Return ». Fausses pistes : « Je ne me suis pas posé la question. C’est venu naturellement…Mais c’est vrai que pour l’album, j’ai essayé de travailler une tracklist « vivante » et cohérente et le côté rock-noise est assez présent. Il s’est finalement imposé ! Mes influences seraient plutôt à chercher du côté des Young Gods, Dälek, Ministry, Godspeed You ! Black Emperor, Killing Joke ou Dead Kennedys…Je dois avouer que je n’ai jamais vraiment écouté les Primal ou les Chemicals, ni Goldie. »

Ok pour l’aspect rock de Brou de Noix. Qu’en est-il maintenant du métissage (des sonorités arabisantes, par exemple, viennent lacérer, sans forcing mais avec un naturel inné, les titres « Dynamo » ou « Alhambra ») ? « Le métissage a toujours été une constante dans mes productions. J’ai toujours écouté des musiques très différentes et les albums qui m’ont le plus touché sont des albums ouverts, des albums qui mélangent les humeurs et les influences…Le groupe Can a été assez déterminant pour moi. Leur propre approche résume parfaitement ce que je cherche à faire en musique, avec les moyens du bord : des gens qui ont étudié la musique « savante », qui ont décidé de faire du rock et qui ont basé leurs créations sur la spontanéité. C’est un peu ce que je pense à un niveau plus général : le métissage est le moteur de l’humanité. On a tendance à baser notre réflexion sur l’opposition et les contraires : blanc/noir, bien/mal, savant / populaire. Or, rien n’est figé, tout est dans l’échange, tout est dans ces entre-deux. En tout cas, ce qui m’intéresse se situe là. Et j’aime l’erreur, l’imprévu, l’improbable, la surprise ; en soi, une approche punk et iconoclaste : privilégier l’idée à la technique et si l’on peut briser quelques cadres au passage et élargir l’horizon, tant mieux ! »

Des influences noise à son amour pour la musique arabe, de l’aspect intime de Brou de Noix à son évidente capacité à dévaster la concurrence électronique (cherchez un disque électronique aussi poignant que « 000 » lors des cinq dernières années, vous ne trouverez pas), Fred Debief vient peut-être d’enregistrer son album le plus grand public. Ce qui ne veut rien dire à une époque où les meilleurs artistes français doivent obligatoirement (et non pas fatalement) accepter de croupir dans un silence indigne. Car, chacun le sait, l’époque n’est pas tendre avec les surdoués. Fred : « Si on est ok pour dire que cent personnes, c’est grand public, alors oui. Je ne sais pas… Je ne me rends pas compte…Sans doute que le travail avec Thierry Lorée pour Lufdbf m’a apporté une concision et une efficacité que je n’avais pas sur mes précédents projets…Et, heu, c’est peut-être pas normal mais j’ai pas mal remué mon popotin et fait de headbanging en travaillant sur ce projet ! » Tu n’es pas le seul, Fred !

Et la confidentialité ? « Je ne la redoute pas. Tous mes projets sont restés pour l’heure assez confidentiels. C’est une réalité pour moi, je n’y peux pas grand-chose. Une fois le travail fait, ça ne m’appartient plus. Est-ce que l’album qui va arriver sur une pile de cinquante autres en attente d’être écoutés sera chroniqué ? Est-ce qu’il sera seulement écouté ? C’est valable pour les chroniques mais encore pire pour démarcher auprès d’un label ou pour être playlisté en radio. La scène peut bien sûr aider…A un certain stade, c’est essentiel…Mais je ne veux pas faire de la scène « à tout prix », j’ai déjà un emploi du temps bien chargé et ce qui m’importe avant tout, c’est de pouvoir continuer à créer. Je ne ferai de la scène que si l’album me permet de sortir de cette confidentialité… Ce qui est frustrant n’est pas de quoi vivre de la musique - il faut être réaliste : il y a aujourd’hui tellement de prétendants qu’il serait illusoire d’imaginer que tout le monde puisse en vivre – mais de ne pas avoir juste les moyens de produire les choses comme on le voudrait vraiment, en terme de production musicale, mais aussi d’objet. »

Discours alarmiste que l’on comprend parfaitement mais qui enrage : Brou de Noix renvoie à des combattants de l’ombre, à des « têtes » dont les labels ne s’intéressent bizarrement pas (que faut-il aux labels pour qu’ils se bougent le cul et signent les grands noms français de l’époque, bordel !). Toujours dans cette idée de musique autoproduite, l’album de Brou de Noix est en précommande (en CD, vinyle et même DVD – attention, jusqu’au 05 juillet) sur le réputé site Kiss Kiss Bank Bank (http://www.kisskissbankbank.com/brou-de-noix) avant une sortie en octobre prochain.

Dans quel état se trouve Fred au moment de sortir un disque aussi personnel que « 000 » ? « Pour l’heure, je focalise sur la campagne de précommandes puisque j’aimerais beaucoup pouvoir sortir la version vinyle et le DVD. Et si ça n’aboutit pas, il n’y aura qu’une version CD. Je vais consacrer les mois à venir à l’aspect live et à la promotion de l’album. J’espère que cette sortie m’aidera à toucher une audience plus large, ce qui me permettrait d’envisager sérieusement la scène…Je n’ai pas de ressenti particulier concernant l’album, il est terminé donc c’est déjà derrière moi. Je pense plutôt à la problématique du live et à la suite de Brou de Noix. J’ai aussi d’autres projets en cours : j’ai participé à l’album cut-up de Mayerling, je travaille à la finalisation d’un double album pour Lufdbf. Je suis déjà un peu ailleurs. »

Afin d’accompagner les sorties CD, vinyles et DVD de « 000 », Fred Debief n’a pas lésiné sur le visuel (splendide). Comment a-t-il pensé et travaillé cet aspect avec Flore Kunst et Musta Fior (collages), Ynfab Bruno et Nicotine (vidéos), des artistes qui semblent indissociables de Brou de Noix ? « Je travaillais déjà avec Nicotine – qui a réalisé des vidéos pour Ascalaphe et Lufdbf. J’ai rencontré Flore, Musta et Ynfab sur un méga forum dont je tairai le nom…L’idée de sortir l’album est en partie née d’une collaboration entre Flore et Musta : ils ont réalisés des collages en 3D dans des boitiers CD plastiques. Un travail superbe ! Je les ai donc contactés et comme ils appréciaient la musique, on a rapidement décidé de travailler ensemble. Nicotine s’est naturellement greffé sur le projet car il avait déjà réalisé une vidéo pour le EP « 180 ». Il finalise également la vidéo du trois titres « 444 ». J’ai découvert Ynfab avec une vidéo qui m’avait beaucoup plus, et elle a gentiment acceptée de se joindre à l’aventure en produisant la vidéo de « 3395 ». Ces trois vidéos (qui illustrent neuf morceaux) seront présentes sur le DVD qui comprendra également l’intégrale audio, soit quarante-neuf morceaux en 24bits. » Autrement-dit : « 000 » n’est pas seulement un grand album, c’est également un bel objet que l’on mettra en évidence sur notre mur de disques.

Pour mieux comprendre l’éclectisme musical de Fred Debief, une question sur ses premiers amours discographiques allait de soi. La qualité de la sélection ne surprend guère : « Vers l’âge de cinq ans, j’écoutais les vinyles qui trainaient chez moi. Il n’y avait pas grand chose mais c’était plutôt de qualité et assez « ouvert » : le « Double Blanc » des Beatles, « Sympathy For The Devil » des Stones, « Atom Heart Mother » des Floyd, du Bach…ou encore « Le Grand Méchant Cochon et les Trois Gentils P’tits Loups » du Grand Magic Circus ( !). Un peu plus tard, vers dix ans, j’ai naturellement baigné dans la cold wave. Depeche Mode a été le groupe qui m’a décidé à acheter un synthé et à commencer la musique. The Cure, les Sisters of Mercy, Cabaret Voltaire ou Front 242 ont été aussi des jalons importants. Et puis, rapidement, Einzturzende Neubauten, The Residents, Joy Division, Bauhaus, XTC, Sonic Youth, The Pixies, la quasi intégralité du catalogue 4AD. Plus tard, j’ai redécouvert les 70’s, avec Can et Soft Machine qui sont vraiment devenus importants pour moi…La scène new yorkaise (Devo, Suicide…) et bien sûr tout le courant électronique des 90’s/2000 avec l’écurie Warp (Autechre, Boards of Canada, Plaid…) ou des labels comme Leaf (310, Faultine), Dälek et le label Anticon pour les expérimentations hip-hop. Et toujours la musique classique ou contemporaine (de Bach à Parmegiani), européenne et du monde, la musique Indienne, les Gong Gédé de Bali…Gainsbourg m’a aussi beaucoup marqué, et tant d’autres… Donc pas vraiment d’albums ou de morceaux définitifs. Mais si je devais ne citer qu’un album, quelque chose qui nourrit tous mes besoins musicaux, ce ne serait pas très électro : « Third » de Soft Machine. » Et aujourd’hui, avec quelles formations Fred se sent-il plus ou moins en phase ? Que pense-t-il, pour ne citer que les derniers gros vendeurs en matière d’électronique, des nouveaux Miss Kittin, Depeche Mode ou… Daft Punk ? « Je n’ai pas écouté les derniers Miss Kittin, et ce n’est pas quelque chose qui m’a marqué. J’ai tenté d’écouter le dernier Depeche Mode ; mais bien que les premiers albums soient indélébilement ancrés en moi, je ne supporte pas (plus ?) la voix et les thèmes de Gahan. J’ai tenu trois couplets deux refrains malgré une musique qui avait l’air pas mal. Daft Punk, je n’ai jamais eu un album chez moi et écouté plus qu’un morceau ici ou là et ça me suffit amplement. Je me sens plus proche de gens comme Amon Tobin, Filastine, Modeselektor, Von Magnet ou Matmos…Enfin, pas si proche que ça mais disons que ce sont des formations qui, avec des albums récents, m’ont procuré des sensations (dans ce genre là en tout cas). J’écoute étrangement assez peu de musiques électroniques : c’est plutôt Nick Drake ou Philip Glass qui tournent en boucle chez moi en ce moment. » Fred Debief : grand mélomane, musicien d’envergure…




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