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Voilà maintenant longtemps que le prolifique Sol Hess est régulièrement à l’honneur des pages ADA. Il faut dire que les projets se bousculent : The Sympatik’s, Docteur Culotte, Sweat Like An Ape… A l’heure de The Things We Know, passionnant et coriace deuxième album avec les Sympatik’s, il nous fallait discuter avec Sol. Où il sera notamment question de Jonathan Richman, jeu de jambes, free-jazz, Bordeaux, et d’une ourse nommée Olga…

ADA : Docteur Culotte, Sol Hess & the Sympatik’s, Sweat Like An Ape… Et beaucoup de renouvellements à chaque nouveau projet. Ressens-tu le besoin de sans cesse traquer une facette inédite, peut-être encore inconnue, en toi ?

SOL : La démultiplication de mes projets et leur coexistence part de plusieurs facteurs. Au tout début, je n’avais que Sol Hess & the Sympatik’s. Alors qu’avec ce groupe j’ai pu dès le départ assouvir mon amour pour les climats intenses et épais, laissant une part belle à des parties instrumentales progressives, j’avais aussi un vrai besoin de retrouver un rapport plus direct à la « chanson ». Un passage à l’acte s’est concrètement matérialisé lorsque j’ai commencé à ressentir une certaine frustration liée au fait d’être à la merci des disponibilités des autres musiciens. On passait déjà beaucoup de temps à faire de la musique ; mais comme les Sympatik’s sont tous les trois de formidables musiciens à temps plein, plus âgés que moi, et aux expériences musicales riches, ils étaient aussi pris ailleurs, et il en découlait pour moi des temps de chômage technique. J’ai alors entrepris d’écrire des chansons que je pourrais jouer seul, afin de gagner une liberté que ne connaissent que les artistes solos : ne pas avoir à s’adapter aux agendas des autres, et être à même de se produire partout n’importe quand. Mais je me suis rapidement rendu compte que jouer seul ne me stimulait pas tant. La vraie solution était évidemment de monter un autre projet. En 2012, alors que j’étais invité à un festival de BD à Québec pour La Lionne (BD en deux tomes pour laquelle j’ai écrit le scénario avec Laureline Mattiussi au dessin) et qu’il y avait la possibilité d’y donner quelques concerts, j’ai proposé à Jérôme d’Aviau, auteur et musicien, qui figurait parmi les invités, de monter un set à jouer ensemble. On a répété les quelques chansons « punkypop » et ballades de crooner que j’avais sous le bras en une semaine, et c’était parti. A l’aller, dans l’avion, un québécois excentrique m’a raconté l’histoire rocambolesque d’un de ses ancêtres, un ancien médecin-militaire, le Docteur Jacquelin Culotte, qui, lorsqu’il a découvert que sa femme Olga entretenait une liaison avec une autre femme, a préféré disparaître de sa vie, et serait devenu trappeur dans la forêt canadienne. Il m’a soutenu que, sans doute pour exorciser sa rage, l’ancêtre Jacquelin Culotte aurait terminé sa vie à traquer une ourse qu’il avait nommé Olga, et qui l’aurait dévoré. Une des chansons que j’avais préparées avec Jérôme s’appelait justement « Olga ». On a donné quatre concerts à Québec en cinq jours, et Docteur Culotte est né ainsi. On a fait un disque, nommé Olga lui aussi. On joue des fois à deux, des fois à quatre avec Mari Lanera et Marcelo Pilegi, sous le nom de Docteur Culotte & the Everlasting Love Remedy.

Pour l’anecdote, Jérôme, par hasard, est plus tard tombé sur une vidéo de Coney Island des années ’30 qui faisait découvrir Olga, la femme sans tête et dont le nom entier n’était autre qu’Olga Hess...

Quant à Sweat Like An Ape, l’idée était de monter un set à la fois tendu et dansant. Créer un projet « dance floor », telle que me l’avait proposé Arnaud (le bassiste de départ), me faisait vraiment rêver. C’était aussi l’occasion pour moi d’intégrer quelques inspirations de guitares africaines qui me fascinent.

Ça va de soit qu’il y a des directions qu’on ne peut pas prendre au sein d’un seul projet, si on veut qu’il garde sa cohérence, d’où l’intérêt d’en monter plusieurs. Aujourd’hui, j’ai vraiment besoin de ces différentes « facettes ». Si l’une d’entre elles venait à disparaître, elle me manquerait vraiment. Même si des fois, ça m’arrive de me remémorer des moments de « chômage technique » avec une pointe de nostalgie...

ADA : Du coup, comment t’adaptes-tu d’un projet à l’autre ? Est-ce lié à un état d’esprit particulier ? A un moment X qui correspondrait à telle formation plutôt qu’une autre ?

SOL : A l’heure actuelle, les projets avancent un peu de façon naturelle, chacun de leur côté. Je n’ai pas vraiment besoin de m’adapter, car ce qui se passe artistiquement au sein d’un groupe dépend intimement de l’alchimie qui découle de l’ajout des différentes personnalités qui le composent. Leurs cohérences respectives, de cette façon, en sont assurées.

ADA : Par rapport à Hanadasan, The Things We know me semble plus brut, plus direct. Quel fut le déclic, voire l’inspiration, pour ce nouvel album des Sympatik’s ?

SOL : L’impression d’un disque plus brut vient peut-être du son. On voulait un son au plus près de ce qu’est le groupe en live. Nous en avions beaucoup parlé avec Stephan Krieger qui a enregistré et mixé l’album, et il a parfaitement compris ce qu’on visait. J’avais envie qu’on nous entende presque bouger et respirer. On entend le clic de ma pédale d’effets par endroits, le bruissement de Roland passant du glockenspiel à batterie sur « Giant Holes in the Snow »... Ce sont des détails quelque part anecdotiques, mais qui pour moi ont leur place et viennent participer à recréer un espace au sein de la musique. C’est un groupe très vivant et intense, et on avait envie que cette vie soit sur le disque, même si en enregistrant on est déjà en train de détourner le réel. Un son naturel n’existe pas. Mais on peut au moins tenter de recréer quelque chose qui soit au plus près de ce qu’est le groupe. Et je crois que cela fonctionne.

C’est quelque chose que je retrouve beaucoup, entre autres, dans des disques de free-jazz des années ’60 et ’70 : Pharaoh Sanders, Sonny Sharrock, John Coltrane, le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, Sun Ra aussi... Il y a bien sûr la musique folle qui s’en dégage, mais aussi autre chose, un invisible, ou plutôt un « insonore » imperceptible qui fait de l’écoute de ces disques une expérience spirituelle hors du commun. Évidemment, on retrouve beaucoup cela dans le rock aussi, et ce depuis ses débuts...

J’ai en horreur le son surproduit, surmasterisé, de pas mal de disques de rock actuels. Cette façon de tout booster pour que tout soit évident à écouter sur son téléphone donne certes un aspect indétrônable au son, mais au détriment de l’âme du disque. Comme ces écrans plasma HD atroces, qui rendent plus vrai que vrai la peau et la texture de cheveux des comédiens, faisant disparaître la profondeur, les différentes valeurs de champ ; et du même coup, l’invisible, l’hors-champ. N’existe plus que ce qu’on voit, et de façon beaucoup trop appuyée.

Tarkovski dit que si un plan large au cinéma est réussi, c’est qu’il fait percevoir l’infini au-delà des bords du cadre. C’est ce que j’ai envie de saisir d’un disque : les choses qu’on entend et celles qu’on n’entend pas. Et comme le dit Marie Möör dans le poème qu’elle nous a fait l’honneur d’écrire en préface du disque : « les choses qu’on sait et les choses qu’on ne sait pas »... D’où le titre du disque.

ADA : Tu offres beaucoup de toi-même dans chaque disque, sans tricherie (et particulièrement dans celui-ci). J’ai même l’impression que The Things We Know, tout en étant la plus dark de tes créations à ce jour, te place à nue, mais toujours porté par une saine colère… Question un peu naïve mais qui me turlupine : existe-t-il une part d’exorcisme dans ta musique ? Ou de libération ?

SOL : En vrai, je suis très joyeux. Mais j’aime vraiment l’idée d’un rapport cathartique à l’art, que ce soit en tant que spectateur, auditeur et acteur. En revanche, je n’appréhende pas cela comme une libération personnelle, mais comme un effort de communier et de se connecter avec ce et ceux qui nous entourent. Mais ça peut se faire de plein de façons différentes. Moi, quand j’écoute Jonathan Richman, il réussit à me procurer une sorte de libération cathartique à la fois drôle, joyeuse et très douce.

ADA : On t’imagine aussi instinctif que méticuleux en studio. Comment travailles-tu cette constante sensation d’urgence pourtant liée à une production très élaborée ?

SOL : En studio, je suis tout le temps obsédé par l’idée de garder l’énergie du groupe, tout en créant quelque chose qui soit de l’ordre d’un disque, avec un fil, une structure, des contrastes, une narration en quelque sorte... D’autre part c’est très déboussolant de se dire qu’on est en train d’enregistrer, et qu’il faut que ce soit la bonne prise. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? C’est assez épuisant, et il faut réussir à ne pas se focaliser sur une perfection, se concentrer tout en se laissant aller, laisser venir les imprévus et mêmes les accidents... C’est beaucoup de données en même temps.

En concert, c’est différent : il y a le public, ce qui change tout ; on peut s’appuyer sur lui pour rebondir, faire basculer le rythme.

Et puis, en studio, le temps nous est compté. Pour The Things We Know, on a loué le studio durant cinq jours pour tout faire. Il faut arriver à se rendre compte s’il est bon de refaire ou pas, si on peut mieux faire, tout en avançant. Ça crée une certaine tension, mais qui selon moi peut être utile.

ADA : Quels furent tes premiers émois musicaux ? Un déclic en particulier ?

SOL : Ma mère était danseuse et chorégraphe contemporaine, et travaillait notamment avec des musiciens de free-jazz. C’est la première musique que j’ai entendu de ma vie. Un des collaborateurs principaux de ma mère, Paul Moss, me découpait d’énormes notes de musique en carton et me faisait courir avec dans le studio de danse en criant, pendant qu’il faisait hurler son saxophone. Ce fut mon initiation à la musique. J’ai ensuite fait du violon pendant quelques années. A huit ans, j’ai découvert Elvis Presley, un déclic très puissant. L’urgence frontale et clairement sexuée, le charme et la chaleur de la voix, et aussi... le jeu de jambes. J’ai essayé de jouer du violon en travaillant mon jeu de jambes, mais ça ne s’accordait pas très bien... Je crois que c’est là que j’ai décidé que je serais chanteur.

J’ai ensuite, comme tout le monde, eu beaucoup de déclics importants... Adolescent par exemple, Zappa et Beefheart, tout en continuant à écouter les Pixies, Bob Dylan et Sepultura... Et puis il y a eu Pulp, Jonathan Richman, Robert Wyatt, Talking Heads, Pere Ubu... Aujourd’hui, Frog Eyes... J’ai des nouveaux déclics tous les jours.

ADA : Quand as-tu décidé d’entièrement te consacrer au rock ? Comment se façonnèrent les premières années musicales de Sol Hess ?

SOL : Je ne sais pas si je l’ai vraiment décidé. J’ai fait des études de cinéma et je voulais être réalisateur. Mais j’étais toujours aussi passionné par la musique. Un jour, en Cinéma, je parle de Zappa avec un étudiant, et il me dit qu’il participe à une sorte de workshop musical d’improvisation, l’Abracadaband, mené par deux musiciens, Denis Gouzil et Tony Leite, qui travaillaient autour de Zappa à ce moment. Comme Zappa m’avait obsédé durant toute mon adolescence, je suis allé les voir pour leur demander si je pouvais chanter. Ils m’ont dit oui. J’y ai hurlé et joué un peu de guitare pendant un temps. Mais après mes études, j’étais toujours parti pour faire des films, j’en faisais dans mon coin, et je travaillais comme vidéaste sur des scénographies de théâtre, de spectacles... Comme Bordeaux est une ville riche sur le plan musical, j’étais un spectateur ravi et gâté. Un jour, j’ai vu Orlando Furioso de la Cie Fracas, un énorme spectacle musical décadent pour 10 à 16 batteries, quelques guitares, basses, chanteurs, performeurs et cuivres... C’était puissant et surprenant et ça m’avait marqué. Mon ami Fred Cazaux avait justement intégré la compagnie. Un jour, il m’a invité à venir voir un nouveau groupe dans lequel il jouait avec des membres de Fracas, nommé « les Sympatik’s ». Roland, le batteur et directeur artistique de la compagnie, m’a proposé de venir chanter pendant le concert. Je l’ai fait et c’était vraiment cool. On a donc remis ça. Le premier vrai concert entier qu’on a fait ensemble a eu lieu dans un hôpital psychiatrique. Je me souviens qu’on avait terminé par une reprise drôle et post-punk de « Stand By Me » de Ben E. King, et que les patients étaient transportés. Je crois que c’est vaguement à ce moment-là que j’ai décidé de m’investir entièrement dans le rock.

ADA : J’ai l’impression que le live, c’est ton domaine. Comment vois-tu aujourd’hui la scène ? Comme une totale extériorisation des affects ?

SOL : Oui. Mais c’est aussi le moment où je peux partager mon jeu de jambes avec le monde.

ADA : En tant qu’auditeur, restes-tu connecté à l’actualité ? As-tu des récents coups de cœur ?

SOL : Comme beaucoup de musiciens, j’écoute de la musique de façon boulimique. J’adore acheter des disques, ce qui me rend vraiment super joyeux. Et Internet me permet de me gaver de nouveautés avec encore moins de retenue. Les gens qui disent qu’il ne se passe plus rien d’intéressant aujourd’hui sur le plan musical feraient mieux de se taire. On a une superbe génération, qui a la chance de pouvoir intégrer tout ce qui s’est passé auparavant et tout ce qu’est en train d’arriver avec une liberté vraiment étonnante.

Ce genre d’exercices m’est toujours un peu délicat, car j’ai à chaque fois la sensation d’oublier des choses, mais voici quelques-uns de mes coups de cœurs récents :

Pickpocket’s Locket de Frog Eyes. Je suis sans exception tout ce que fait le chanteur de Vancouver, Carey Mercer. A mes yeux, c’est un des plus grands génies, songwriters actuels, et son dernier disque est un chef-d’œuvre d’une beauté sans nom.

Trente jours à grande échelle de Rien Virgule. Eux sont de Bordeaux. Leur musique se tient quelque part entre free-music, électronique et avant-garde. Le chant évoque à la fois Diamanda Galas et Meredith Monk. En italien. Il y a notamment Mathias Pontévia à la batterie, batteur free hallucinant, que j’avais justement découvert au départ dans l’Orlando Furioso de la Cie Fracas... Bref, leur disque est d’une poésie et d’une férocité folle.

Marie Möör, que j’ai évoqué plus tôt, a sorti il y a quelque temps maintenant un disque dans lequel elle a adapté un texte médiéval en ancien français, Les Vers de la Mort de Hélinand de Froimont, accompagnée par des musiciens tels que Jac Berrocal, Olivier Mellano, Laurent Chambert... C’est un disque retournant. J’étais déjà conquis par Marie Möör, et la connaissais un peu via ce qu’elle a pu faire avec son mari Barney Wilen dans les années ’80 (notamment le titre devenu culte « Pretty Day »)... Mais c’est en partie avec ce disque que j’ai développé une quasi-obsession pour son travail.

− J’ai aussi la chance d’avoir des amis très talentueux. Entre autres, Savon Tranchand, un duo d’art-punk électro, chantant en français, à la dinguerie inquiétante mais très poétique. Leur dernier disque, On n’est pas des arbres, tourne beaucoup sur ma platine.

http://www.savontranchand.org/disqu...

− Il y a quelques années en tournée au Québec avec les Sympatik’s, j’ai rencontré un jeune musicien un peu fou et très prolifique, Sam Murdock. Son dernier disque en date, Opononi, a été fait avec son excellent duo basse-batterie Oromocto Diamond. Un disque à la vitalité folle qui réussit à être fun tout en ayant un son assez brutal et lourd. Sam tient aussi un label au Québec, P572, qui co-sort The Things We Know.

Sinon, j’attends impatiemment de mettre mes mains sur le dernier Wave Pictures... J’adore tout ce que peut écrire David Tattersall. Et vivement le prochain (et apparemment dernier) Swans...

ADA : La suite pour Sol Hess, après The Things We Know ?

SOL : On prépare un second album de Sweat Like An Ape ! qui sortira, comme le premier, chez Platinum Records. Avec Jérôme d’Aviau, on est en train de commencer à travailler sur un court-métrage animé à partir d’un scénario que j’ai écrit, Dixie Love, et qui se déroule au sein d’une longue nuit fantasmée de l’adolescence d’Elvis Presley. Ce sera réalisé à partir d’une bible graphique du dessinateur Adrien Demont.

En ce moment, j’enregistre un disque pour enfants, toujours avec Jérôme, à partir de notre spectacle jeune public Le Rocky Grenadine Picture Show. Et un autre disque avec l’italienne Mari Lanera (Zero Branco, LDLF...) : L’Avventura, un hommage à la chanson traditionnelle et au cinéma italien, qu’on a également monté en concert-dessiné, avec Laureline Mattiussi au dessin. Et le reste suit son cours...

PROCHAINES DATES :

14 avril @ Médiathèque Edmond Charlot, PEZENAS

15 avril @ l’Asile 404, MARSEILLE

16 avril @ la Guinguette St Denis, ST-DENIS (30500) (1h de Nîmes)

17 avril @ Blackout Pub @ MONTPELLIER

19 avril @ la Mécanique Ondulatoire @ PARIS

21 avril @ Ateliers Morse, ST ETIENNE

23 avril @ Kraspek Myzik, LYON

6 mai @ La Cueva, BORDEAUX (Release Party)

Crédit photos : KaMi & Olivier Olivar



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