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Une fois n’est pas coutume, c’est une chronique en forme de "à suivre", en forme de feuilleton sans drame que je vous propose de découvrir.

Ici, il sera question de tribulations sans péripéties, de circonvolutions sans spirale.

Ici, il sera question de voyage.

Des voyages immobiles de l’imagination à ceux moins téméraires de l’exploration de Terra incognita.

Je ne suis pas un grand voyageur. Non que cela ne m’intéresse pas, tout le monde ne peut pas être Cendrars ou Bouvier... Non, sans doute la faute à pas assez de moyens et à un quotidien par trop aliénant.

Pourtant des terres abruptes de Céline aux landes interlopes d’Arvo Part, je ne cesse finalement de déambuler...

Quelque part, l’art nous sauve de l’immobilisme et de la résignation.

Comme j’ai déjà dû vous le dire, je suis né dans cette terre comme une portion incongrue de France en bastion breton, je suis né à Brest il y a un peu plus de quarante ans. J’y vis depuis toujours et ce malgré quelques infidélités.

Plus le temps passe, plus nous changeons... Une ville, elle aussi, change par dela les seuls critères urbanistes, sa mentalité évolue.

Cela fait déjà longtemps que l’eau de la petite piscine décorative s’est tarie et asséchée au Jardin Kennedy.

Ces squatts comme des pustules qui défiguraient la place Guerin mais qui paradoxalement lui donnaient son identité singulière disparaissent dans une volonté de conformisme navrante...

Les pétanquistes se font vieux et parsemés, leurs cris plus faibles résonnent dans le silence de ces trottoirs trop propres.

Je ne sais pas , vous, mais moi je cherche souvent ces endroits rassurants qui n’ont pas changé.

Ils sont rares dans ma ville dénaturée par des travaux pour la mise en place d’un tramway inauguré il y a maintenant deux ans.

C’est dans les détails que l’on retrouve ces permanences de souvenirs, dans cette peau qui colle contre le cuir bordeaux de cette banquette dans ce bar qui me ramène à ces premiers effleurages adolescents dans ce même endroit, le pavé qui claque en ami familier sous notre pas Rue de Saint-Malo comme il devait claquer du vivant de Mac Orlan, autre écumeur des rues...

Peut-être l’immanence d’une éternité des choses est à rechercher dans la création poétique. Dans les 52 pages de "La Nuit Mac Orlan", Arnaud Le Gouefflec et Briac parviennent à reconstruire une ville de Brest intemporelle...

Dans ces vignettes, il n’est question que de dérapages. "La Nuit Mac Orlan" convoque le fantastique comme ce brouillard épais qui monte en ces rues mal éclairées.

C’est à une bordée nocturne, entre tournée des grands ducs, dernier tour de piste funèbre et dérives à l’"After Hours" de Martin Scorcese que nous invitent les deux brestois.

Pour contredire les mots de leur démiurge (Mac Orlan), "les mots comptent plus que les faits", l’errance de nuit de ces personnages en quête d’auteur à la manière d’un Pirandello en disent bien plus sur nous que de longues tirades bien senties.

Mac Orlan se rêvait peintre avant d’être écrivain, on peut sans se tromper prétendre que ce fût là un des echecs cuisants de sa vie.

Force est de reconnaître que cette faute est réparée tant on se sait plus dans le registre de l’oeuvre picturale qui raconte une histoire que, n’y voyez rien de péjoratif, dans le seul format BD.

Il faut avoir vu ces dessins étranges de Briac à la fois sombres et vaporeux qui ramènent à l’expression d’un Kokoschka ou d’un Chagall.

Brillante démonstration de ce fantastique social cher au vieux Mac Orlan. Le monde devient mouvant, aquatique.

Pourtant, "La Nuit Mac Orlan" n’a rien d’expressionniste. Chez Murnau ou Munch, la lumière et ses ombres sont rédemptrices comme un écho des clair-obscurs du Caravage.

Ici, le salut est à trouver dans l’obscurité du fond des eaux avec ce dessin cendré et flou comme un noyé dans une lévitation latente improbable.

Ici, il n’est pas question d’intrigue romanesque, mais plutôt de suggestions de sensations, de dématérialisation de la réalité pour en faire un élément liquide qui transpire entre nos doigts.

Les lieux connus perdent leur substance familière et deviennent des décors, les rues comme des cimetierres engloutis sous les eaux, n’y a t’il pas assez de fantômes pour se passer de modèles ?

Certes, il faudra parfois être brestois pour décoder certains clins d’oeil comme ce bouquiniste Léon qui ressemble à s’y méprendre à un commercant bien connu place Guérin ou ce pied de nez au "Quai des brumes"... Mais vous n’y perdrez pas pour autant votre plaisir de lecture.

Ici il est question de liberté et d’anarchie mais aussi de déguisement et de masque comme d’ailleurs dans toute l’oeuvre d’Arnaud Le Gouefflec, chanteur, écrivain, scénariste de bd...

La ville est un masque mais les personnages aussi comme Marin, ce thésard en quête de découvertes dans l’œuvre du vieux briscard à la pipe et au perroquet, surnommé Professeur, ressemble à s’y méprendre à l’auteur des "Subtilités du Death Metal", lui même professeur.

Dans ces pages cohabitent les morts avec les vivants tels ces crânes qui jalonnent le récit...

La ville est porteuse de Thanatos sans Eros...

Avez-vous déjà marché en ces rues de Benares en Inde où entre deux magasins repose une tombe ? Avez-vous déjà vécu le poids de ces angoisses maintes fois rejetées au vent ?

Avez-vous déjà guetté avec impatience l’arrivée du jour en n’osant voir le ciel reprendre ses teintes bleus ?

Avez-vous déjà cru que jamais les lampadaires ne s’éteindraient pour laisser les ombres se muer en subtances domestiquées ?

Vous êtes déja perdu en des lieux mille fois parcourus ?

Avez vous déjà percu l’étrangeté de ces ribines labyrinthiques comme nos cauchemars ?

Avez-vous déjà senti l’âme iodée qui monte du fond du port ?

Avez-vous déjà entendu les premiers bruissements de la vie qui revient ?

Avez-vous déja entendu le premier chant timide de l’oiseau qui s’éveille ?

Avez-vous déja ressenti cette chape de plumes qui se couche au lever du jour pour mieux vous attendre au retour de "La Nuit Mac Orlan" ?

www.arnaudlegouefflec.com/

www.editions-sixto.fr/

www.bdcasanostra.com/tag/La%20Nuit%20Mac%20Orlan




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