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  • 7 février 2020 /
    Orouni
    Partitions titre par titre

    réalisée par gdo

Disque salué l’an dernier, "Partitions" méritait un nouvel éclairage. Qui était plus à même de le faire que son auteur lui même. Partitions par Orouni

1. Decomposition

Le titre de cette chanson vient de ma tentative de décomposer le couple habituel mélodie-harmonie afin de faire évoluer indépendamment chacun de ses éléments. J’ai d’abord eu l’idée de la première mélodie de couplet, dans un sous-sol de RER. Je lui ai ensuite trouvé une suite d’accords. Sur cette suite d’accords, j’ai trouvé une deuxième mélodie, puis j’ai harmonisé encore différemment cette nouvelle mélodie. L’album a d’ailleurs failli s’appeler Decomposition avant que mon ami Brent Ballantyne m’indique que le mot évoquait surtout le pourrissement, en anglais. Je lui ai donc préféré le titre Partitions, qui évoquait tout aussi bien la dissociation accompagnée d’une dimension musicale (en français, au moins).

2. Former Lorry Driver

Les paroles de ce morceau sont inspirées de faits réels : un Anglais s’était vu diagnostiquer un cancer et a dépensé tout son argent afin de profiter des derniers mois de sa vie. Mais ce n’était finalement qu’une tumeur bénigne, il a donc continué à vivre, ruiné. Puisque sa profession consistait à conduire des camions, je trouvais intéressant d’utiliser le mot britannique, “lorry”, comme dans les articles relatant cette histoire, plutôt que le mot américain, bien plus répandu, “truck”.

3. The Lives Of Elevators

Cette chanson est également inspirée d’un article sur lequel j’étais tombé. Il racontait la manière dont un employé était resté presque tout un weekend coincé dans l’ascenseur d’un immeuble de bureaux new-yorkais. Outre le fait que l’architecte Rem Koolhaas suggère dans son livre Delirious New York, dont je me suis inspiré pour le morceau “Speedball” (Grand Tour), que cette ville n’aurait pas pu exister sans l’invention de l’ascenseur, le titre de l’article suggère qu’une entité ni animale ni végétale peut avoir une vie, et je trouvais cela assez troublant.

4. Charles And Sylvester

Charles est le nom du fleuve qui coule à Boston, Sylvester celui de l’âne dans le conte Sylvestre et le caillou magique. Les deux sont cités par le linguiste Noam Chomsky au cours du documentaire Is the Man Who Is Tall Happy ? réalisé par Michel Gondry. Dans ce film, Chomsky décrit à quel point le lien entre signifiant et signifié peut être variable. Ainsi, en dépit de certaines modifications majeures, le fleuve Charles ne changera pas de nom, par exemple si l’on change sa direction, le divise en différents bras ou altère son contenu en y déversant de l’arsenic. En revanche, de petits changements seront susceptibles de modifier sa dénomination, en acheminant du fret pour le transformer en canal, ou en inscrivant une ligne en son milieu après l’avoir rigidifié (grâce à ce que le linguiste qualifie de simple “changement de phase”, mais je demande à voir), pour en faire une autoroute. De même, Noam Chomsky prétend que les enfants comprennent que l’âne Sylvestre, même lorsqu’il devient un rocher, dans le conte, reste Sylvestre alors qu’il n’en a plus les propriétés physiques. Le thème de l’album Partitions étant justement la dissociation, j’ai voulu écrire une chanson à ce sujet immédiatement après avoir vu ce documentaire.

5. Nora

Nora est l’épouse de Helmer Krogstad dans la pièce Une Maison de poupée d’Ibsen, dont les paroles de ce morceau sont largement inspirées. C’est le personnage principal de l’histoire, et elle finit par abandonner mari et enfants. Nora était déjà un prénom que j’aimais, il a donc été un choix naturel pour le titre de la chanson.

6. No News Is Bad News

L’expression “Pas de nouvelles, bonnes nouvelles” est loin d’être toujours vérifiée. Le titre s’intéresse ainsi à l’absence d’information de la part d’un proche, dans un cadre angoissant voire paranoïaque.

7. Henriette Pivots

Au sein d’une période assez courte, j’ai lu La Modification de Michel Butor et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Les deux récits comportent un personnage féminin dénommé Henriette. Ces dernières présentent des points communs ainsi que des différences, j’ai donc voulu m’amuser à les fusionner en un seul morceau. Il ne comporte pas vraiment de couplet, de refrain ou de pont : les parties de la chanson se passent le relais sans jamais se répéter à l’identique. Ainsi, le personnage d’Henriette pivote, en se libérant de sa vie d’épouse des années 1950, peu épanouissante, pour évoluer vers une existence plus dynamique. J’aimais l’idée qu’on puisse considérer ce “Pivots” comme un nom de famille, alors qu’il reflète le mouvement dans la structure de la chanson ainsi que le changement dans la vie de son héroïne.

8. Aloysius

Un épisode de la série documentaire Strip-tease (“La mémoire qui flanche”) a donné naissance aux paroles de ce morceau. Le médecin allemand Alzheimer, qui a décrit la maladie portant aujourd’hui son nom, s’appelait Alois, diminutif d’Aloysius.

9. Special Shadow

Ma démo s’appelait “We May Be Blind”, en référence à la chanson “Things We Said Today” des Beatles, que le début de mon refrain rappelait par un changement harmonique mineur/majeur. Mais j’ai préféré rendre hommage à deux autres influences de ce morceau, The Specials et The Shadows, d’autant que le narrateur raconte sa confrontation avec un film projeté dans une salle de cinéma pour la toute première fois de sa vie.

10. No Features

De nombreuses personnes croient qu’il s’agit d’un détournement de slogan punk, mais le mot “features” désigne ici les traits du visage : une fois que j’ai entendu la voix de quelqu’un, en particulier à la radio, je suis toujours décontenancé lorsque je vois le visage de la personne concernée, car les deux correspondent rarement dans mon esprit. Pour moi, une voix exprime bien plus qu’une apparence faciale. Je trouve ainsi qu’il n’existe pas de traits qui puissent être l’équivalent de la densité et la richesse d’un timbre vocal.

11. Suppression Of Local Control

Le contrôle local dont il est question ici, c’est votre libre arbitre, la faculté de décision à votre échelle, lorsque vous êtes soumis à un ordre extérieur. Les paroles de ce morceau traitent de l’expérience de Milgram, au cours de laquelle ce psychologue américain testait la capacité d’obéissance de sujets à qui l’on demandait d’administrer des décharges électriques de plus en plus importantes à de faux cobayes humains. Face à une autorité qui exige de vous l’accomplissement d’actions absurdes, cruelles ou inhumaines, cette disparition du contrôle moral à votre niveau peut avoir lieu, pour diverses raisons qui sont expliquées dans le rapport de cette expérience. Accessoirement, ce titre a les mêmes initiales que Salut les copains.

12. I Was A Paratrooper

Une fois de plus, j’ai décidé de consacrer des paroles à l’histoire d’une vie dont j’ai eu écho par un article de presse : celle d’un homme qui s’était créé de toutes pièces un glorieux passé factice de héros militaire. Il prétendait avoir été décoré de la médaille militaire et des palmes académiques, puis était parvenu à obtenir les insignes de chevalier de l’ordre national du mérite. Il indiquait également avoir été sergent et parachutiste pendant la guerre d’Algérie, alors qu’il y était projectionniste dans le cadre de son service militaire. Cet homme étant envahi par son mensonge, j’ai choisi de le laisser transparaître jusque dans le titre de la chanson.

13. Total Novel

Ce morceau s’intéresse à Romain Gary et à son double, Émile Ajar. La dissociation d’une personne en deux individualités est un sujet que je souhaitais aborder dans l’album Partitions, puisque le dédoublement est une des modalités de la séparation. Gary désirait créer un “roman total”, où même l’auteur est fabriqué, et qui mélange réalité et fiction. Ce roman “se nourrit de toute la variété, de toute la complexité de la vie”, en opposition à une œuvre qui ne présenterait “qu’une seule identité et une seule situation”.

14. Son Of Mystery (bonus)

Le titre de cette chanson traduit mon obsession de l’étymologie. Ses paroles retracent certains épisodes de l’existence de Slim Gaillard, musicien que j’ai appris à connaître après avoir lu le roman Sur la route de Jack Kerouac. Ce personnage fascinant a, entre autres, inventé le mot “Orooni” (écrit “Orouni” dans la traduction française). Certaines interprétations suggèrent qu’il pourrait dériver du nom O’Rooney, dont le suffixe “Rooney” viendrait de la racine rún, liée au secret et au mystère (comme le mot “rune” en français). Orouni serait donc le fils du mystère, tout comme Slim Gaillard, dont la vie comporte de nombreuses zones d’incertitude.