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Le point commun entre Mount Eerie, Tops, Police Des Mœurs et François Virot ? La mélomanie d’un seul label et d’un seul homme : Rémi Laffitte, boss d’Atelier Ciseaux. Amoureux des mots et des sons, Rémi nous parle ici, avec perfectionnisme et disponibilité, de ses premiers émois discographiques, de certaines rencontres AC, des aléas du vinyle, de skate et d’aller-retour Montréal / Philadelphie… Rencontre avec un mec intègre.

ADA : On sent dans « Atelier Ciseaux » autant de passions musicales qu’un parcours mélomane n’appartenant qu’à toi... Sur ce point, comment est venue l’immersion dans la musique ? Avec quelles sonorités ton enfance fut-elle bercée ?

À part les quelques notes d’harmonica jouées par mon grand-père, ma famille n’est pas particulièrement mélomane. Le mange-disque de mon enfance diffusait de la variété française, des génériques de dessins animés et quelques raretés issues da la collection de mes oncles. J’ai réellement commencé à m’intéresser à la musique vers 12/13 ans. J’enregistrais à l’époque beaucoup de choses qui passaient sur la bande FM pour ensuite les réécouter sur mon Walkman. Je viens d’une petite ville de la Drôme - proche du massif du Vercors - et l’ouverture d’un disquaire indépendant, quelques années plus tard, m’a permis de découvrir le metal, le hardcore et la scène indie rock. J’ai également eu - ce que j’appelle - un gros coup de chance en commandant, presque par hasard, un disque de Pavement chez France Loisirs (« Crooked Rain »). Ma mère y était abonnée et chaque mois elle devait passer une commande. De temps en temps, elle me laissait choisir un disque. La pochette m’a immédiatement attiré, cet album a été une révélation, un choc. À cette époque, à l’exception de ce petit disquaire (qui a fermé assez rapidement), nous n’avions pas accès à grand chose. On s’échangeait des cassettes, on lisait les magazines nationaux et on se tapait souvent trente bornes en mobylette le long de la voie rapide pour se rendre, le jour de la sortie d’un album, dans la ville voisine un peu plus grande. Le pire c’est que nous revenions souvent bredouilles. Il fallait être motivé et passionné. Une histoire classique d’ado de province.

ADA : Tu sembles posséder un aspect très pop, moins français qu’anglais. Confirmerais-tu cela ?

Le catalogue d’Atelier Ciseaux ne représente qu’une partie de ce que nous écoutons. J’ai une certaine affection pour la musique populaire française des années 80, celle qui aujourd’hui passe encore sur radio nostalgie. Avec le label, nous ne nous sommes jamais imposés de frontières, nous fonctionnons uniquement aux coups de cœur. Il y a plein de super trucs en France mais c’est vrai que nous avons principalement collaboré avec des anglo-saxons. Pourquoi ? Je n’ai pas de réponse concrète, c’est tout simplement comme ça. Et puis il ne faut pas oublier que notre "toute toute" première sortie fut l’album "Yes or no" du lyonnais François Virot. Une espèce d’anti-folk-pop déglinguée.

ADA : De l’amour de la musique jusqu’à la création d’un label, une démarche pas très évidente... Quelles furent donc les prémisses de « Atelier Ciseaux » ? Ce moment où tu as décidé de lancer ton propre label ? François Virot joue-t-il un rôle important dans cet enclenchement ?

Jusqu’à mes vingt ans, je n’étais qu’un "simple auditeur" : je passais un temps fou à skater, à trainer dans la rue à la recherche du moindre spot à waxer. Un jour, je me suis blessé gravement et j’ai compris que je ne pourrais plus remonter sur ma planche. Ce fut un choc, j’ai ressenti comme un grand vide dans ma vie et sous mes pieds. J’ai toujours eu du mal à rester inactif ; alors j’ai décidé de m’impliquer dans ce que je considérais, à l’époque, comme ma seconde passion : la musique. J’ai commencé par écrire pour des webzines/ magazines, par organiser des tournées/ concerts et filer un coup de main à certains groupes de mon "hood". Avec le recul, je me rends compte que j’ai toujours eu envie de monter un label. Quelque part, Atelier Ciseaux a toujours existé dans mon imagination. Bien sûr, pas sous ce nom ni derrière ce logo. Dix ans plus tard, l’album de François Virot a été l’élément déclencheur, le début de l’aventure...

ADA : Des gens importants, et plutôt exceptionnels, travaillent également à la passion « Atelier ». Je pense évidemment à Anaïs, mais aussi à Marine et Philippe. Comment gérez-vous ensemble les coups de cœur personnifiant le label ?

Avec Marine, qui a également dessiné le logo, nous avons créé Atelier Ciseaux en 2008 avec cette folle envie et impatience de sortir l’album de François Virot, "Yes or no", en vinyle (la version CD est parue chez Clapping Music). Notre collaboration n’a finalement duré que quelques mois. L’énergie que nous avions à mettre dans le label n’était pas la même, je n’avais (et c’est toujours le cas aujourd’hui) aucune ambition particulière mais je souhaitais mener ce projet avec rigueur. Pour moi, Atelier Ciseaux est l’une de mes priorités dans la vie. Marine - et je le conçois tout à fait - n’avait pas ce même rapport au label. Elle a donc quitté l’aventure peu de temps après notre première sortie. J’ai continué seul pendant quelques mois avant que Philippe, qui vit aujourd’hui à Montréal, ne rejoigne le label en 2009. Anaïs n’a pris part à cette aventure que depuis fin 2014, c’est donc tout nouveau. L’organisation interne est quelque chose que nous préférons garder secret haha !

ADA : Il me semble que très vite, « Atelier Ciseaux » s’est imposé en tant que label exigeant et pointilleux. Sans que l’auditeur ne ressente une quelconque stratégie. Au contraire : il y a chez toi, j’ai l’impression, un goût pour l’aventure ou le pari un peu fou - du style : « j’adore cet artiste et j’espère vous le faire découvrir et aimer (et si vous n’aimez pas, qu’importe : nous, on adore) »...

Comme je disais, nous n’avons jamais eu d’ambition particulière ni de plan de carrière bâti sur une pyramide de fausses intentions. Atelier Ciseaux c’est notre terrain vague, où nous trainons et avons la possibilité d’y construire ce que nous voulons. L’essence même d’un projet comme celui-ci est la liberté. Sortir et défendre des disques que nous aimons, peu importe le reste, en effet. Quel serait l’intérêt de ce projet si nous ne fonctionnions pas comme cela ? Il n’a jamais été question de gagner notre vie avec le label...

ADA : L’éclectisme du label provient-il du hasard des rencontres ou des coups de cœur, ou bien s’agit-il d’une démarche délibérée ?

Cet éclectisme est tout simplement naturel, spontané, car il représente avant tout et surtout nos gouts personnels. Ce label, c’est comme un haut parleur branché directement sur nos envies. Que ce soit l’EP de Police Des Mœurs, le 45tours de Francis Lung ou le 12’jam de Prince Sunarawma par exemple, chacun de ces disques est à sa place sur nos étagères. J’imagine et je comprends que certaines sorties ont des airs d’"anomalies" dans le catalogue d’un label soi-disant pop comme Atelier Ciseaux mais ce n’est absolument pas le cas. Pour moi, chacun de ces disques représente le label à sa manière. La liberté est plus que vitale dans un projet comme celui-ci. À quoi bon sinon ? La seule chose que nous nous sommes imposée c’est justement de ne rien nous imposer. Nos vies quotidiennes sont déjà suffisamment balisées pour se contraindre ici à quoi que ce soit. Il n’y a aucun enjeu plus important que de se faire plaisir, de défendre, en accord avec notre éthique, ce que nous aimons. Suivre un quelconque chemin déjà tracé serait tout simplement ennuyeux, frustrant et ça frôlerait presque la stratégie commerciale.

ADA : Eclectique et prolifique : depuis janvier, vous avez sorti les albums de Vesuvio Solo, Calypso, J. Fernandez et bientôt l’EP de LENPARROT et l’album de Joey Fourr... Boulimie de découvertes ?

L’album de Vesuvio Solo et l’EP de J. Fernandez sont sortis en octobre 2014. L’attitude sonique de Calypso date de fin Janvier. Il reste encore quelques longues semaines avant la sortie du Joey Fourr et de l’EP de LENPARROT. Depuis 2010, nous sortons en général cinq à sept cassettes/ vinyles par an. C’est un rythme assez régulier, parfois intense pour nos petits bras mais je n’ai pas le sentiment d’envahir de manière excessive l’espace sonore... Il se passe parfois des mois sans que nous ne sortions rien.

ADA : Peux-tu me parler de quelques signatures « Atelier Ciseaux » ? Police des Mœurs ?

L’histoire "Police Des Mœurs", c’est quasi un roman d’anticipation. Avec Francis, qui à créé PDM, nous nous sommes rencontrés virtuellement grâce au révolutionnaire - à l’époque - Myspace. Nos deux projets respectifs n’existaient pas encore. Nos échanges ont débuté par hasard lorsqu’il est tombé sur la page d’un faux groupe que j’avais créé. Nous sommes restés en contact et notre rencontre à eu lieu à Montréal quelques années plus tard. Lorsque j’ai découvert son nouveau projet, PDM, je lui ai proposé de sortir quelque chose. Cela donna lieu à notre première collaboration, l’EP "Les Mécanismes de la culpabilité". En plus de ces affinités musicales, nous partageons certaines valeurs humaines ou références nostalgiques ainsi qu’une vision assez similaire sur certaines choses. Ce qui rendit ce projet encore plus passionnant qu’il ne l’était déjà. Musicalement, "Police Des Mœurs est la trame sonore de la nuit nucléaire, un moment transitoire entre l’effondrement des utopies et le désastre écologique final. Le monde après le futur". Tout est dit.

ADA : Mount Eerie ?

Mount Eerie, c’est le projet du "grand" monsieur Phil Elverum, qui jouait dans ce - mythique - groupe de chez K Records, The Microphones... La musique de Mount Eerie a des yeux, elle observe, voyage pour nous. MT Eerie fait partie de ces groupes que j’écoute depuis un petit moment et avec qui je rêvais de sortir un disque. Fin 2011, je me suis décidé à lui écrire. Pour être honnête, je n’y croyais pas plus que ça mais je ne voulais pas avoir de regrets. Trois semaines plus tard, il nous a répondu pour nous dire qu’il était intéressé et qu’il allait nous envoyer deux morceaux et une pochette dès que possible. Il a tenu parole, tout est allé assez vite.

ADA : Dominant Legs ?

Avec Dominant Legs, tu te ballades dans les rues de San Francisco. Ce projet est une histoire quasi consanguine. En 2010, nous avons sorti un split 45 tours avec le groupe (RIP) Young Prisms, qui vient de San Francisco également. Lors d’un de leur concert à Montréal, ils m’ont parlé d’un nouveau groupe de leur "quartier", Melted Toys, qui se trouve être le projet du cousin du bassiste de Young Prisms. J’avais déjà eu l’occasion d’écouter le premier EP de Melted Toys sorti sur Underwater Peoples et j’aimais beaucoup. De mail en aiguille, ils nous ont proposé de sortir un split 45 tours avec leurs amis de Dominant Legs, le projet de Ryan Lynch qui a joué, un temps, de la guitare pour Girls. Ça s’est fait très simplement.

ADA : U.S. GIRLS ?

Pour moi, U.S. GIRLS, le projet de Meghan Remy, ressemble à une carte postale déchirée illustrant le rêve Américain. Dans sa musique, les spectres de Bruce Springsteen, The Kinks et des Ronettes flirtent sur des balades pop rugueuses et magnétiques. U.S. GIRLS fait partie de ces groupes avec qui je voulais sortir un disque dès les débuts d’Atelier Ciseaux. Après quelques échanges de mails compliqués - elle n’avait accès à Internet que depuis un cyber café à l’époque -, ce projet de 45 tours a vu le jour. Quand j’habitais à Montréal, j’ai fait un aller-retour Montréal/ Philadelphie en 24 heures pour la voir jouer avec Grouper sur un obscur campus universitaire. Une intense journée que je ne regrette absolument pas !

ADA : Comment un label réussit-il à tenir et survivre en ces temps de « crise musicale » ?

C’est une question tellement vaste et complexe... Tu sais, ma "petite entreprise" n’a pas connu la crise, elle a été crée pendant cette crise... Comme beaucoup de structures de notre génération, nous avons lancé notre projet en étant lucide. Certains pourraient nous traiter de conscients-inconscients dans le sens où malgré cette réalité et les difficultés à venir, l’envie a pris le dessus.

L’industrie de la musique, quant-à elle, est quasi en mode survivalisme, essayant d’échapper à son propre scénario catastrophe grâce à l’aide, notamment, d’un Captain America déguisé en Disquaire Day. Peut-on, objectivement, tout mettre sur le dos du méchant Peer-to-peer ? Non, absolument pas. Cette industrie a fait la fête trop longtemps sans se soucier de rien. Forcément, un matin...

Le réel problème, ces derniers temps pour des structures comme Atelier Ciseaux, c’est ce retour massif du vinyle. C’est totalement paradoxal car ce qui devrait nous aider, nous """grands défenseurs""" de l’objet, est finalement en train de nous nuire considérablement. Les grosses majors s’y remettent, beaucoup de monde fait du vinyle. Les conséquences ? La saturation des usines, l’augmentation des prix, du minimum de copies et des délais. Aujourd’hui, certaines usines refusent même de presser en dessous de 500 exemplaires alors qu’il y a quelques années elles étaient bien contentes de produire 200 copies pour des micros structures.

Avec Atelier Ciseaux, nous défendons avant tout une façon de sortir des disques, des groupes que nous aimons, pas un format en-soi. Nous faisons du vinyle et de la cassette car ce sont des formats que nous aimons et auxquels nous sommes particulièrement attachés. Mais si le sillon devenait trop onéreux à fabriquer, on se tournerait vers d’autres formats, comme le CD par exemple. Pour moi, augmenter nos prix de ventes de manière considérable serait totalement contraire à notre démarche, on ne souhaite pas s’adresser à une élite. J’ai le sentiment qu’en ce moment, le fait de faire du vinyle ou de la cassette te donne une crédibilité indépendante ; mais le format n’est pas un discours, c’est juste du papier.

Ces derniers temps, il est plus difficile de vendre des disques qu’à nos débuts. Pourtant, Internet était déjà là... Qu’est ce qui a changé depuis ? Pour moi, on frôle en ce moment la saturation, l’épuisement mental. Tellement de nouvelles choses, d’informations tous les jours, à toute heure. Solliciter pour ci ou cela, pour filer de la thune à des crowfunding parfois pathétiques... Quand tu as deux cents nouveaux disques par mois, comment trouver le temps de tout écouter ? Quand t’as dix nouveaux labels chaque mois, comment pouvons-nous tous les soutenir ? On traite les gens de "consommateurs" shuffle, mais ce n’est pas étonnant parfois.

Le mois dernier, par exemple, nous avons reçu cinquante démos. Pour un label comme Atelier Ciseaux, c’est juste démesuré. Quand vais-je trouver le temps d’écouter tout ça ? Et pour être honnête, même si j’adore découvrir de nouvelles choses, je n’ai pas forcément envie de me plonger tous les jours dans un nouvel album.

Tout ça, c’est juste un glaçon tombé de l’iceberg, y aurait tellement de choses à dire...

ADA : Te sens-tu des affinités avec d’autres structures ? Je pense, par exemple, à « Clapping Music »...

En 2008, pour la sortie de l’album de François Virot, "Yes or no", nous avons collaboré avec Clapping Music. Je n’ai pas l’impression ni l’envie qu’Atelier Ciseaux soit ancré dans une quelconque scène mais ce n’est pas pour autant que nous ne nous sommes pas liés d’amitié avec certains labels comme Svn Sns Records, Fin De siècle, Je Suis Un Déontologue, AB Records, Hands In The Dark ou plus récemment Montagne Sacrée. Même si nous ne produisons pas forcément la même musique, nous partageons une vision similaire sur la manière de mener nos projets et des valeurs communes. Avec quelques-uns, il arrive que l’on se retrouve de temps à autres. On partage nos expériences, nos plans, nos tristesses mais également nos colères. Parce que le label c’est aussi ça, se retrouver parfois face à un système qui te semble absurde. En tout cas, c’est quelque chose de précieux et de très chouette de pouvoir avoir ces échanges, c’est quelque part également rassurant...

ADA : Quel regard portes-tu sur l’actuelle scène française ?

Il se passe ici pas mal de belles choses, que ce soit au niveau des groupes, des labels ou des lieux. Je pense notamment à l’Espace B, qui, dans un coin à part de Paris, propose une programmation très chouette. À Lyon, il y a l’incontournable Grrrnd Zéro qui résiste depuis dix ans et qui se retrouve aujourd’hui dans une situation assez précaire depuis son relogement (https://www.grrrndzero.org/). J’ai le sentiment que nous nous sommes décomplexés par rapport aux anglo-saxons. Nos projets trouvent de plus en plus d’écho à l’étranger. Après, comme je te le disais, j’ai du mal avec cette notion de scène...

ADA : La suite pour « Atelier Ciseaux » lors des prochains mois 2015 ?

Avant tout et surtout, la sortie dans quelques semaines du LP de Joey Fourr (début avril) et de l’EP de LENPARROT. Il y aura plusieurs dates release-party à Paris et à Nantes pour la sortie du LENPARROT... Le reste pour le moment est noté sur des petits bouts de papiers que je garde dans mes poches. On n’annonce plus trop nos sorties à l’avance, je préfère les balancer comme des surprises au petit matin...

Merci à Anaïs.



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