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ADA : Ton nouvel album, qui sort en avril, s’intitule « La traversée ». Est-ce que ce titre a une signification bien particulière pour toi ?

Bertrand Bestsch : Je suppose qu’il s’agit de la traversée de l’existence, de mon existence. Ça à voir avec le cap de la cinquantaine. J’aurais 50 ans cette année et je voulais absolument marquer le coup en livrant un album peut-être plus accompli que les précédents. C’est pourquoi j’ai vraiment pris le temps de l’écrire et de l’enregistrer, puis de le confier à mon producteur qui a travaillé un an dessus en employant une dizaine de musiciens. J’ai fait cet album comme si c’était le dernier. Comme on fait un testament. J’ai toujours eu une conscience aiguë de ma finitude. Je voulais pouvoir me retourner sur mon parcours (ma traversée) et pouvoir me dire : quand même j’ai fait ça, ça et ça et j’en suis assez fier. J’arrive à un âge où l’essentiel de sa vie est derrière soi (du moins dans la pleine jouissance de ses capacités physiques, mentales et cognitives). C’est à partir de 50 que l’on commence à avoir des petits soucis de santé, que l’on ressent une fatigue physique et parfois même une sorte d’épuisement ou du moins un affaiblissement de nos forces motrices. C’est à ce moment-là qu’il y a aussi peut-être moins de premières fois que de dernières fois.

ADA : Est-ce que chaque nouvel album est un nouveau commencement ou au contraire tu l’envisages comme une suite aux précédents ? Un peu comme si tu écrivais un nouveau chapitre de ton œuvre musicale.

Bertrand Bestsch : Cet album est clairement dans la continuité de l’album « La vie apprivoisée » paru en 2016. J’ai d’ailleurs écrit quasiment toutes ces chansons autour de l’année 2016. « La vie… » avait également été produit par Marc Denis. D’ailleurs, sans se concerter, nous avons tous les deux réécouté (et redécouvert) cet album chacun dans notre coin pendant la production de « La Traversée ».

D’habitude, lorsque je conçois un album, c’est comme une sorte de puzzle que j’assemble à partir d’un corpus de morceaux qui vont de 1993 à maintenant. C’était le cas sur « La vie apprivoisée » et sur « Tout doux » (entre autres). Pour « La Traversée » ce fut différent. C’est le premier album que je publie depuis très longtemps qui ne contient que des chansons récentes et écrites à la même époque (7 titres datent de 2016, 2 de 2015 et Le bonheur de 2018).

Pour répondre à ta question, cet album est donc tout sauf un nouveau commencement. C’est plutôt une clôture d’une certaine partie de ma vie de musicien. Et c’est également un concentré de tout ce que j’ai pu faire de mieux ces dix dernières années dans le côté « chanson française ». Parallèlement je suis d’autres voies telles que celles (plus underground) explorées dans un diptyque intitulé « Demande à la poussière »/« Orange bleue amère » que j’ai proposé aux personnes qui ont participé à la campagne de pré-commande de « La Traversée ». Ce diptyque paraîtra sans doute à moyen terme sous forme numérique.

ADA : Faire appel à un crowdfunding pour permettre que la sortie de « La traversée » se fasse dans les meilleures conditions (attaché de presse, clip…) est quelque chose de nouveau pour toi ? Qu’est-ce qui t’a fait prendre cette décision ?

Bertrand Bestsch : Non ce n’est pas nouveau. C’est la 4ème fois que j’ai recours à une campagne de pré-commande. Cela m’a permis de sortir une dizaine d’albums au cours des 8 dernières années (en comptant les albums qui sortiront parallèlement à « La Traversée »).

C’est une co-décision entre moi et Jean-Charles Dufeu, le boss de mon label Microcultures Records.

Nous avons eu la chance de pouvoir assurer entièrement le financièrement de la production de l’album (mastering inclus) grâce à des subventions. Il nous restait à financer la post-production, à savoir le pressage du disque, la SDRM, la réalisation de l’artwork et enfin la rémunération de l’attaché de presse.

Mes crowfoundings sont toujours stratégiques. Ils me permettent de « placer » des albums atypiques parallèlement à des albums plus classiques comme « La Traversée ». À chaque fois j’inclus dans le budget de l’album classique de quoi faire masteriser des albums plus spés. En l’occurence, dans le cadre de « La Traversée », il s’agit donc du diptyque « Demande à la poussière »/« Orange bleue amère ». J’y ai adjoint également un album composé de pièces instrumentales, « Prière d’insérer », que pour le coup j’ai masterisé moi-même.

Précédemment la réalisation de « Tout doux » m’a permis de sortir dans la foulée les albums « Pour mémoire » et « Chroniques Terriennes », de la même façon que « La vie apprivoisée » m’a permis de sortir « My love is for free » et que « La nuit nous appartient » m’a permis de sortir « Fonds de cale ».

Ainsi j’alterne des albums classiques avec un budget alloué et des albums que je réalise tout seul de A à Z. C’est important pour moi d’avoir une certaine indépendance. D’où ma montée en compétences (très lente mais quand même) en devenant sur certains albums mon propre producteur. De la même façon je commence à tourner moi-même des clips vidéo en mode DIY avec mon téléphone, là encore avec une marge de progression liée à l’apprentissage des différents stades de réalisation d’un clip, tout cela conditionné en partie par l’opportunité de pouvoir acheter un jour du matériel professionnel.

De sorte que, quelque soit le cas de figure, qu’il y ait de l’argent sur la table ou pas, je puisse réaliser des choses en étant relativement autonome.

ADA : On se rend compte, à part quelques artistes, qu’il est très difficile de vivre de sa musique. Même pour des chanteurs comme toi ou Matthieu Malon qui sont présents depuis plus de 20 ans sur la scène française. Est-ce frustrant ou alors tu n’y penses pas et le seul plaisir d’écrire, d’enregistrer et jouer tes chansons te suffit ?

Bertrand Bestsch : J’y pense tout le temps. Ma vie est conditionnée par ça. Je suis toujours en train d’essayer de concilier boulots alimentaires et travail artistique. La musique me rapporte de temps en temps un peu d’argent mais pas assez pour en vivre. Ce qui m’a conduit à faire des boulots d’ouvriers ou d’employé non-qualifiés assez rudes et de côtoyer des gens que je n’aurais jamais rencontrés autrement. Disons que la France d’en bas je la connais bien. Étant issu d’un milieu bourgeois je suis d’ailleurs ce qu’on appelle un transfuge de classe.

Jusqu’à présent j’arrivais à m’en sortir en étant permittant, c’est-à-dire en alternant périodes d’activité et périodes d’inactivité (dédiées à la création artistique - je ne prends jamais de vacances, j’ai horreur de ça, c’est une perte de temps). Avec la réforme du chômage je suis droit dans le viseur de Macron. Une fois épuisé les droits qui me restent je ne pourrais plus être indemnisé par Pôle emploi. Je vais donc devoir trouver de nouveaux moyens de subsistance. Au delà de mon cas personnel je pense que nous allons vers une casse sociale majeure et vers une précarisation renforcée de centaines de milliers de personnes.

Cette réforme est d’ailleurs jugée par différents observateurs comme la plus violente de l’histoire de la Vème République.

Je dois bien avouer que c’est la première fois qu’une décision politique impacte ma vie de façon aussi concrète et punitive.

Au-delà de cette problématique économique, le plaisir de faire de la musique reste entier et toujours aussi prenant. Ma pratique de la musique est détachée des contingences économiques au sens où je n’ai jamais mené un projet musical avec un calcul financier derrière la tête. Cependant, tant que les artistes ne seront pas équitablement rétribués par les plateformes de streaming alors les musiciens continueront d’en baver des ronds de chapeau.

ADA : Ce disque « solo » ne l’est pas vraiment. Tu es accompagné de beaucoup de musiciens sur ce nouveau disque. Sentais-tu que c’était nécessaire pour faire vivre tes nouvelles chansons comme tu les entendais ?

Bertrand Bestsch : Le fait est que j’ai enregistré tout l’album uniquement avec des samples et des instruments virtuels via un clavier maître, une carte son et Pro Tools. J’ai fait notamment beaucoup d’arrangements de piano, de contrebasse, de cordes, de clarinette et autres instruments nobles. Le tout sonnait donc de façon artificielle. Pour le coup c’était vraiment des maquettes. Le travail de Marc Denis a été, sur cette base-là, d’adapter mes arrangements pour chaque instrument noble tout en développant lui-même des harmonies et des thèmes dans l’esprit des morceaux. Une fois qu’il a eu fini d’écrire toute les parties il a convoqué les musiciens un par un selon leur disponibilité. Après, chaque instrumentiste a également apporté sa patte, notamment la violoniste Salomé Perli avec laquelle nous travaillons depuis longtemps, les autres instrumentistes n’étant pas en reste non plus. Pour être tout à fait clair je ne me suis rendu qu’à une seule séance d’enregistrement. Mais je suis parti assez vite car assister passivement à un enregistrement est pour moi d’un ennui terrible.

Par ailleurs l’année 2019 a été un peu compliquée pour moi car j’étais en plein divorce et sans domicile fixe. Une grande partie de mon travail avec Marc Denis s’est faite par échanges de fichiers alors que je résidais chez mes parents en région parisienne.

Pour résumer, j’ai confié mes sessions à Marc en janvier et ce n’est que l’été dernier que j’ai vraiment découvert les morceaux tels qu’ils ont été enregistrés. C’est à ce moment-là que je suis intervenu pour décider de ce que je validais et de ce que je ne validais pas, quitte à refaire travailler Marc quand ça n’allait pas. Mais le plus souvent il s’agissait plutôt de détails, de nuances, de couleurs et parfois de certains partis pris.

Au final cet album est le plus collectif de tous mes albums et cela même si le processus de création de mon côté fut, comme d’habitude, une entreprise solitaire.

C’est donc le parti pris très orchestral de l’album qui m’a amené à engager un process collectif mais une fois le projet entre les mains de Marc en qui j’ai toute confiance, j’ai laissé cet album vivre sa vie. Ce fut d’ailleurs très agréable et confortable pour moi. Marc et et les autres musiciens ont su magnifier les chansons. Je fus à chaque fois très agréablement surpris par la tournure qu’avaient pris les titres de l’album.

ADA : Est-ce que tu envisages de faire quelques concerts pour accompagner la sortie de ce nouvel album ?

Bertrand Bestsch : Oui. J’aimerais commencer à mettre en place des choses au moment de la sortie de l’album dans l’optique de faire des dates à partir de septembre. Pour l’instant je suis dans une phase où je conçois mon prochain set. J’ai encore beaucoup de travail de répétition devant moi.

Crédits Photos François Nagir.