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Bertrand Betsch fait partie de notre paysage poétique et mélodique depuis la fin des années 90, comme un grand frère protecteur qui nous aurait accompagné tout du long ; protégé contre vents et marées de l’effondrement de cette pop française intimiste et viscérale que nous aimions tant et qui disparaît chaque jour un peu plus des radars.

Une chanson reconnaissable entre toutes. Un grain de voix toujours sur la brèche, une émotion à fleur de peau, des mots précis détaillant les affres et les bonheurs du quotidien. Il y a eu des grands crus, des années plus humbles, et chaque fois le plaisir de le retrouver ; mais pour dire vrai, il y a longtemps que Bertrand Betsch ne m’avait pas surpris, secoué, arraché de ma torpeur, comme il avait pu le faire sur La chaleur humaine qui avait été à l’époque un choc d’émotion pure.

Et voici que tombe Chroniques terriennes, un peu comme le couperet de la guillotine, un poing sorti de ses gants, un cri dans la nuit, une claque sur la joue endormie ; tout ce qu’il fallait pour nous surprendre et nous sortir de nos habitudes ; un coup de couteau effilé et tranchant dans la chair endormie et flasque de la chanson française d’aujourd’hui.

Bertrand Betsch sort lui aussi un peu de son registre, se risque à pénétrer des territoires où les mots crus font partie du répertoire ; pour disséquer les blessures de l’âme humaine et dresser des portraits cinglants relevant tout à la fois des contes de la folie ordinaire ou du fait divers surréaliste.

Des sonorités très brutes, diverses instrumentations au service du texte, pour un morceau fleuve de 28 minutes, sans lâcher le morceau, les crocs plantés dans le vif du sujet. Entre la chronique nerveuse des jours baignés d’ennui et les subites déflagrations du côté obscur, il y a autant de points de départs que de chutes mortelles ; des romans inachevés, des nouvelles en devenir, des centaines d’histoires aux protagonistes un peu foutraques, avec parfois juste un mot associé à un prénom pour dire l’essentiel. Un roman noir en une phrase, tout un univers dépeint dans le simple agencement d’un personnage en inadéquation totale avec son environnement.

Il y a d’ailleurs dans cette énumération de vies en suspens, une certaine propension à rire de tout, avec un humour noir parfaitement maîtrisé, n’hésitant pas à titrer comme le ferait la manchette du journal local, façon Rio Baril de Florent Marchet, pour ensuite sortir une tirade surréaliste capable de soulever de profonds questionnements sur les infinies possibilités du crime dans les soubassements de l’âme humaine.

Le tout avec un sens de la sentence qui évoque aussi bien le pitch d’une nouvelle de terreur, le point de départ d’une microfiction à la Régis Jauffret ou des phases hip-hop façon trap. Le singulier, l’ordinaire, la banalité se heurte au surréalisme de la situation, au saugrenu, au bizarre, parfois au sordide. Le tout parfaitement orchestré, dans un timing qui nous rappelle les grands monologues de Ferré  ; mais avec une retenue propre à Betsch, un lyrisme en dedans.

Je me suis vraiment laissé envahir par ce roman en forme de chanson jusqu’à ce que je m’aperçoive que tout ceci était en fait une série de variations sur le thème de ma chanson préférée de Bertrand Betsch : Des gens attendent. Bon sang mais c’est bien sûr, la chanson ultime ! Celle dont on retrouve tout du long quelques bribes que l’on peut se remémorer soit par le texte, soit par la mélodie de la voix qui, brusquement, apparaît au détour d’un phrasé bien plus parlé que chanté. Oui c’est cela le vif du sujet : des gens attendent que leurs vies prennent forme, prennent sens, quitte à basculer dans l’horreur du fait divers pour ensanglanter le long fleuve tranquille de nos vies.