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Programme jouait dans le cadre de Villette Sonique pour cette édition 2010, ADA a rencontré Arnaud Michniak et Damien Bétous les 2 entités de Programme dans leur hotel, la veille du concert, pour essayer de mieux comprendre leur création autour d’ agent réel leur dernier album paru il y a un mois chez d’ici d’ailleurs. Après leur longue journée de route entre Toulouse et Paris, passés les derniers bouchons du périf parisien, ils arrivent un peu crevés mais disponibles et attentifs aux questions que je leur ai concocté.

ADA Comment s’est passé votre contact avec l’équipe de Villette Sonique ?

AM On a que des très bons retours sur ce festoche, je crois que c’est un festival de découvertes.

ADA Qu’est ce qui existe à Paris qui vous manque le plus quand vous repartez, et qu’est ce qui manque à Paris pour que vous puissiez y rester ?

DB (rire) ...tu veux dire qu’on est des pecnos qui montons à Paris et qu’est ce qu’on en retire quand on ressort de Paris...alors, on est des pecnos qui avons fait un groupe parisien ! on ne joue jamais à moins de 500 bornes de notre maison.

AM J’aime aller d’un endroit à un autre d’une manière générale, ça me plaît beaucoup, mais les plaines sur le trajet pour monter à Paris je ne m’en lasse pas. D’ailleurs on dit monter à Paris comme conquérir la capitale, cette grande ville où on se sent tout petit... nous on ne sait pas si on la conquit (rire)... on la perturbe peut être...

DB Nous, c’est spécial car on a jamais joué dans notre ville... Notre projet n’est pas local déjà, c’est incroyable de n’avoir jamais joué à Toulouse !!! Donc Programme est presque né à Paris, grâce aux productions et aux structures pour les artistes qui sont en places. Dans le sud-ouest, la musique n’a pas la même fonction, on a aucune chance, il faut le savoir. (rire)

AM J’aimerais prendre l’air du temps à Paris et le laisser là, je préfère la mélodie qu’il y a dans le sud. Quand on passe, on est dans la machine, on passe ici pas comme des touristes, on est à l’intérieur de notre programme, on a donc un rapport à la ville qui n’est pas neutre. Quand je suis à Paris, je suis dans un autre type de rapport entre ma pensée et ce que je fais, j’agis beaucoup, je croise beaucoup de gens, mais ce ne sont que des actions à court terme, c’est pour cette raison que je n’ai jamais décidé de m’y installer définitivement. Dans le milieu de la musique à Paris, il y a cet effet de microcosme, cela peut être bénéfique pour ta "carrière", mais il y a comme une irréalité un peu de croiser plein de gens, de parler de projets, c’est un peu comme avoir la tête dans le sac, même si c’est agréable et positif, mais tu restes trop confiné dans le même périmètre. J’avais beaucoup aimé jouer à la dynamo de Pantin en avril, la banlieue ce n’est plus Paris, la vie est plus proche d’une réalité que du rêve confiné dans les microcosmes parisiens de la musique.

ADA Comment se passe votre collaboration, vous avez besoin de beaucoup de discuter ?

AM On a passé des nuits au téléphone !!!

DB C’était payant d’ailleurs encore à l’époque... Avant de commencer à faire quelque chose, on a surveillé le sens de ce qu’on voulait faire. C’était toujours sur une brèche, ça c’est trop, ça c’est pas assez...

AM Ca a été un exutoire au début, on était au milieu d’un océan, avec des vagues partout autour de nous, il fallait que l’on réussisse à s’accrocher à quelque chose sinon ça n’avait pas d’intérêt... ce qui s’est créé entre nous a été notre point d’attache et c’est rare. Lorsqu’on commençait à créer, il y avait comme un endroit qui se formait où tout pouvait être relu d’une autre manière, car on avait les pieds sur quelque chose qui nous appartenait, après on retrouvait cet endroit dans notre création, et on pouvait réfléchir, penser ces vagues, cet océan... quand on a faillit se noyer, aux autres qui sont peut être en train d’être totalement ravagés ou à ceux qui sont très loin qui regardent du haut d’une colline d’un oeil amusé... (sourire)

DB L’important, c’était pas de faire de bons morceaux, il existe des recettes pour en faire, il fallait faire des morceaux qui ont un sens, et pour y parvenir, on devait se mettre en danger sur chaque morceau (émotionnelle, écriture musicale, texte et interprétation).

AM On a un rapport radical avec les choses.

ADA Ce sont ces discutions qui vous ont mené à construire ce dogme ?

DB Oui car c’était un passage à la fois nécessaire, obligé et évident aussi, autrement Programme n’aurait pas eu de raison d’exister. Des groupes y en a plein, des bonnes musiques y en a plein, on souhaite utiliser la musique pop comme un vecteur et surtout pas comme une fin en soi...

AM Les discussions qu’on avait étaient philosophiques, politiques, c’est venu tard qu’elles deviennent musicales ou littéraires.

DB On voulait s’assurer de la bonne direction qu’on allait prendre avant de commencer à bosser.

ADA Vous êtes comme des jumeaux à l’arrivée ?

DB On a chacun notre vie et nos univers, mais lorsque tout cela se rencontre, ça bouillonne et on ne sait plus de qui vient quoi...

AM La rencontre se fait avec un très fort parti pris, c’est ce parti pris assumé qui est important et qui va faire que les choses se créent. C’est pour cela que les discussions n’étaient pas musicales, sans cet engagement, agent réel n’existerais pas.

DB Pour nous la création, ce n’est pas la musique, mais ce qu’on va y mettre à l’intérieur. Nous créons en fait, de l’engagement, une émotion, une trouille, figés dans la musique qui sert à transmettre tout ça à quelqu’un.

ADA Dans Bruit Direct, tu parles d’union télépathique des mécontents, vous y croyez vraiment à la télépathie ?

AM Je crois aux regards dans la même direction, qu’ils soient devant, derrière ou même sur le côté, c’est le début de la télépathie... Sans penser forcément la même chose, le fait de se poser les même questions, de regarder dans quelle direction on va, ou de quelle direction l’on vient créé une convergence, une forme d’union...

DB Si tu prends des gens de milieux totalement différents, ils peuvent sentir en même temps venir un truc qui pue, ils vont l’appréhender de la même façon. L’humain reste l’humain, le capital nous bouffe, c’est bientôt la fin des haricots, on le sait et on le sent, on peut être riche, pauvre, en bonne santé ou malade, on sent bien que quelque chose va se passer, ce n’est pas seulement de la télépathie, c’est de l’humain.

AM Il y a dans l’histoire des exemples concrets de gens qui ont pensé la même chose au même moment alors qu’il n’avaient aucun contact, dans le domaine de l’art notamment ça s’est produit... C’est pour ça qu’il ne faut se séparer de la marche du monde, elle est liée avec ça.

ADA Dans Nettoyage Ethique, es-tu pris d’une bouffée délirante ?

AM Je pense en parti, en fait on ne sait plus qui est en train de parler, il y a un truc un peu schyzo. C’est l’expression de quelque chose de délirant, mais qui à d’autres moments peut nous paraître tout à fait lucide alors que ce n’est pas le cas en réalité.

DB Quand Arnaud m’a lu Nettoyage Ethique, je lui ai dit de l’enregistrer tel quel car ça me parlait. Souvent on essaie de dire la même chose mais on s’y emploie à chaque fois différemment ; on a l’impression que les gens n’ont pas compris ; lorsqu’on parle d’un sujet dans Programme, on le brasse, on le malaxe, il nous manquait justement une façon tellement libre et direct d’expression, que ce texte est venu combler. Donc pour moi, ce n’est pas du tout une bouffée délirante, c’est quelque chose d’écrit de composé, de relu, mais c’est une bouffée... souvent on se parle comme dans ce texte.

AM En fait il y a là une sorte de confusion exprimée par quelqu’un en train de délirer ou plutôt en train de muter, de devenir fou, on sait pas trop...

DB Ou de prendre conscience d’un truc quoi...tout simplement, de s’apercevoir de quelque chose...

AMIl y a quelque chose aussi avec l’incarnation et la limite du discours en fait. Au bout d’un moment les mots ne suffisent plus, c’est la raison pour laquelle je suis allé dans cette interprétation qui renforce l’idée de délire, parce que j’aurais pu le faire de manière beaucoup plus froide comme je le fais à certains moments, mais il fallait qu’il se dégage une folie. Il nous fallait dans ce disque un moment ou les mots ne peuvent plus, impossibles à saisir, comme séparés et ou d’ailleurs on ne sait plus qui dit JE. On ne sait plus si la personne parle pour elle même ou si elle parle à cause de ce qu’elle est en train de subir. Ce discours qui ne peut plus être mené, ces mots qui n’arrivent plus à avoir de sens... Le morceau d’après est une espèce de sas ou tout va se réinventer, c’est la confusion avant nous qui suit dans Agent réel.

ADA ce n’est pas ça m’a fait penser au dernier film de Gaspar Noé Enter the void, vous l’avez vu ?

AM Non, il est sorti en fait ? (très intéressé )

DB Non (pas intéressé )

AM Il n’y a aucun sample dans ce disque, tout les sons fait par Damien

ADA c’est peut être de la télépathie alors ?

DB non c’est assez classique d’enregistrer avec une trame épaisse, par contre il y a une invention dans il y a, d’ailleurs tout le monde nous la piquer, certains avec notre consentement, d’autres pas...

ADA Le réel a pris une place conséquente dans les arts, comme il existe aujourd’hui un cinéma du réel, à ce titre pensez vous que votre musique peut être qualifiée de "musique du réel" ?

AM Je ne pense pas. Agent réel ne parle pas forcément du réel, c’est une tentative de redéfinition du réel, c’est un but avec la représentation justement...essayer de représenter le réel ne le représente pas, c’est un peu là ou j’en suis arrivé, il fallait passer par une phase plus abstraite de remodélisation pour le retrouver. C’est comme quelqu’un qui n’arriverait pas faire rentrer son armoire dans son appartement, et qui au bout d’un moment prendrait un papier et un crayon pour calculer de quelle façon il pourrait bien la faire rentrer en évitant de casser soit l’armoire ou la porte. Il n’y avait pas la volonté de représenter le réel, c’est plus quelque chose d’organique qui naîtrait de ce que l’on regarde et de l’analyse de ce que l’on regarde plus de ce qu’on regarde concrètement. C’est compliqué du coup (rire)... On a fait une interview à Lyon et on nous a dit qu’on devrait faire des conférences (rire).

ADA On te sent au bord de la rupture, dans un état limite, qui est agent réel ? Est-ce ton auto-psychanalyse ?

AM Non pas du tout, je ne peux pas vraiment le définir, la rupture n’est pas uniquement due aux bouffées délirantes par exemple, agent réel née de constats, de discussions, de rencontres, avec des gens qui sont pour le dire vite dans la marge, c’est à dire qu’ils sont passés du mauvais côté, ils subissent cette société comme un cauchemar, d’ailleurs Miller a écrit un bouquin comme ça qui s’appelle le cauchemar climatisé, cette société est en même temps un peu comme un parc d’attraction à certains moments, mais en fait non, pour eux c’est vraiment un cauchemar, et ce cauchemar crée une envie folle, une rage, ça a à voir avec l’injustice aussi. Ce n’est pas vraiment une psychanalyse, mais c’est plus une envie de sortir de soi, mais pas sortir de soi pour juste se repasser sa vie, mais pour changer les choses, arrêter le cauchemar...

ADA Etes-vous aussi marginaux dans la vie que dans la musique ?

DB Notre zic n’est pas marginale, et si elle l’est ce n’est pas de notre faute. Si il y a un environnement qui n’arrive pas à prendre en compte tel ou tel outil artistique et préfère se concentrer sur les organes de ventes, du show business, et faire du divertissement, ce n’est pas notre problème. On a choisit de faire de la musique pour des gens qui ont envie de nous écouter et donc on n’est en phase avec ces gens là, d’ailleurs quand on les rencontre dans les concerts, beaucoup nous donnent l’impression de ne pas être à coté de la plaque.

ADA Etre en marge, ce n’est pas être forcément à côté de la plaque, ça peut être une qualité,

DB On fait pas de la musique pour se donner un style et trouver ça chouette d’être marginale...

ADA votre musique est quand même marginale par rapport à toutes les autres productions confondues, c’est assez rare et rassurant en même temps d’être indépendant à ce point ?

AM il me semble qu’il y a des morceaux de Programme qui pourraient exister de façon plus classique dans les médias si ils était un peu plus actif et essayaient d’inventer des choses plutôt que de resservir les mêmes recettes indéfiniment. Mais c’est relatif marginal, il suffit de se placer dans le camps opposé pour que tout s’inverse...

DB Autrement dans la vie, j’essaye d’être simple, sans histoire, sans luxe, et c’est vrai que je ne peux pas faire écouter la musique que je fais à mes proches...de toute façon, ça ne passerait pas, donc c’est pour ça...qui est en marge de qui ?... je me sens pas complètement taré, je fais une musique dans laquelle je crois, et je vis avec des gens simples qui écoutent d’autres choses et je sais bien que le pont ne se fera jamais, même si c’est pas tous les jours facile à assumer, la vie continue...

ADA La vérité se situe t-elle aux confins du réel, et à quoi sert-elle lorsque l’on réussie à l’approcher ?

DB là ça va prendre des plombes...

ADA La réalité est ennuyante, comment faites vous pour combattre l’amertume ?

DB Alors si je sais que je la combat, je sais aussi que je ne résoud absolument rien par rapport à l’amertume... (rire) Chez moi l’amertume est un truc grandissant, même si on pourrait croire que le fait de travailler dans Programme apaise. Jour après jour, ça grandit, je sais pas si je mûris ou alors si je me trompe, peut-être que mon projet sur l’humanité, sur la vie, se plante complètement, est en train de carboniser complet... je vois des rapports humains minables, je vois un avenir terne, et j’arrive pas à m’en défaire... Celui qui ne croit pas à ça, il va falloir qu’il m’argumente très sérieusement... parce que tout ce que je vois, tout ce que je rencontre, tout ce que je fais, prend ce goût amer, et aucune des grandes idées humanistes du XXe siècle ne vient apaiser ça. Je vois rien arriver devant, j’ai l’impression que les gens se sont reclus dans le moyen terme, et puis sont passés au court terme et enfin le on verra bien... c’est presque tabou comme question maintenant, si bien qu’un type amer aujourd’hui est quelqu’un qu’on montre du doigt comme un pessimiste, un grincheux... alors tu disais est-ce que la vérité se situe dans la réalité, mais quand tu regardes ce qui se passe en afrique du sud là ou va se jouer la coupe du monde... Il ya un moment où tu te dis j’arrête l’amertume, et tu te caches tout et tu participes à tout ce qui va se passer ou tu bougonnes ou tu milites dans ton coin.. je pense qu’il y a une amertume globale, tout le monde essaie de la gérer, mais la mienne me colle à la peau...

AM Rien à ajouter.

ADA Avez vous la tête parfois de quelqu’un qui s’ennuie ?

AM [surpris] Moi je connais quasiment pas ce sentiment qui est l’ennuie, mais l’amertume ouais !!! (éclat de rire) la rage, la joie aussi !

DB j’arriverai jamais à tout faire, alors je m’ennuie jamais.

ADA Avec les années, pensez vous que la révolte et la violence de l’adolescence se transforment en sagesse ?

DB ouais, des fois c’est même handicapant tu vois ! pas parce que tu sens que t’as moins la fougue, mais tu sens plutôt qu’il y a une espèce de chaleur qui vient contrôler ça, alors que tu sais que c’est ta maturité qui t’enveloppe et que t’en as pas besoin, tu voudrais faire comme avant ! Tu te découvres aussi des patience infinies alors que t’aurais sauter direct dessus... dans ce boulot là c’est pas terrible ! (rire)

AM Il y a un changement même dans note manière de travailler, c’est pas quelque chose qui dure d’être buté comme quand on es ado.

ADA Êtes vous proches de celui que vous avez imaginé être un jour dans votre enfance ?

DB c’est plus sur Programme ça... oui je crois que je suis assez proche, c’est le bon mot proche.

AM Peut importe la situation dans laquelle je serais aujourd’hui, j’aurais cette impression d’être proche aussi. Il y a de multiples chemins possibles, et c’est la vie et les circonstances qui nous font prendre tel out tel chemin, tu peux donc te reconnaître dans n’importe lequel si tu arrives à avoir une image de toi même qui est positive. Si t’es dans un creux où tu es mal là c’est tout à fait le contraire.

ADA Qu’est ce qui est le plus aliénant dans la vie ?

DB La télévision sans hésiter.

AM [réflexion] Ce qui est le plus aliénant, c’est le sentiment que tu te construis ta propre prison et que tu sapes tes possibilités, c’est un truc qui à avoir avec la frustration, en même temps de sentir un possible et l’impossibilité de le réaliser. Ca part psycho là...

ADA C’est ce que m’inspire agent réel.

AM C’est bien.

ADA Pensez vous qu’il est possible de se fier au cerveau ?

AM Le cerveau de plusieurs ouais, mais un seul non.

DB non pas du tout, c’est un organe, aucune fiabilité.

ADA êtes vous angoissé avant de vous produire sur scène ?

DB Aucune angoisse.

AM Je répète pendant un bon moment les textes en buvant un petit rhum.

En préparant cette interview, j’ai découvert Stig Dagerman, il a bousculé la littérature avec des textes d’une beauté saisissante, provenant de cette capacité de créer à partir de son désespoir, de son dégoût, et aussi de ses faiblesses. Il se donna la mort à 31 ans en 1954, voici un passage de notre besoin de consolation est impossible à rassasier écrit en 1952 qui m’a inspiré l’interview et qui résume selon moi votre engagement dans la musique :

- Le monde est plus fort que moi. A son pouvoir, je n’ai rien à opposer que moi-même - mais d’un autre côté, c’est considérable. Car tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance.

Merci à Robert Gil pour ses photos du concert à la grande halle de la villette le 5 juin 2010.