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Cette interview, elle s’est décidée comme ça, sur un coup de tête. D’abord parce qu’on ne se lasse pas du dernier album intitulé Good, le bien nommé. Ensuite parce que ça faisait plus de 20 ans que nos routes ne s’étaient croisées : nous avions pu échanger avec Rodolphe à l’occasion de la tournée de "Far From The Pictures" en 1995. Enfin, c’était l’occasion de parler de Good mais de bien d’autres choses en filigrane… Car discuter avec Rodolphe est une expérience singulière : voir son regard bleu fixer les choses en face de lui alors qu’il réfléchit, le laisser nous emmener dans le cheminement de la création et emprunter des routes littéraires qui nous font nous sentir plus intelligents… le tout avec une simplicité déconcertante.
 Nous nous retrouvons donc en terrasse, un dimanche après-midi ensoleillée sur la place de la cathédrale de Chalon/Saône, à peine distraits par un chanteur de rue qui s’égosille sur le parvis, les passants qui s’interpellent, les cloches qui sonnent pendant 10 minutes sans discontinuer. Il en faut plus pour interrompre l’échange passionnant qui suit.

ADA : À la 1e écoute du nouvel album, je me suis dit qu’il y avait une sorte d’évidence de sons dans la rencontre entre la guitare, la voix et les délicates ornementations électroniques… Meteor Show avait initié le mouvement, en déconstruisant les chansons, en passant les mélodies au broyeur. Là c’est plus estompé, plus délicat. Comment s’est faite la rencontre avec Christophe Calpini ?

Rodolphe Burger : On avait fait un concert à Lausanne en hommage à Bashung, Christophe avait fait les arrangements avec Mobile in Motion, le duo qui avait participé à l’album L’imprudence, on s’était croisés à plusieurs reprises, on s’était promis de faire quelque chose ensemble un jour, on savait tous les 2 qu’on avait un truc à faire. J’ai en partie suscité une résidence à Lausanne, au théâtre de Vidy pour pouvoir avoir du temps pour rencontrer Christophe, et commencer un travail avec mon trio de l’époque, qui m’accompagne depuis No Sport, Julien Perraudeau, Alberto Malo. Alberto est très ami avec Christophe, et Alberto m’avait très souvent dit : "il faut absolument qu’un jour tu travailles avec Christophe." Donc on a d’abord passé un moment tous les 2, j’avais des rudiments de choses, très vite Christophe m’a proposé des musiques, des instrumentaux, ça a été d’une limpidité absolument incroyable. C’est rare d’être à ce point sur la même longueur d’ondes. Et du coup ça s’est prolongé puisque l’album a été mixé dans son studio, et puis maintenant en live.

ADA : Good n’est-il pas la quintessence de l’histoire du musicien Rodolphe Burger, une forme de pierre de rosette de la discographie complète ?

RB : Si c’est le cas, j’en serai heureux. C’est un peu ce qu’on espère au fond quand on fait un disque solo, c’est d’être dans quelque chose qui recueille les expériences successives, garde une trace de tout ça. En même temps, ça n’est pas une synthèse ni quelque chose de tourné vers le passé, de nostalgique, ça doit être nouveau. Et là j’ai effectivement cette sensation aussi. Mais ça ne se fait pas de manière calculée, c’est quelque chose qu’on constate aussi, on voit qu’il y a des choses qui se déposent de manière subtile, pas forcément très contrôlée… même moi, en le réécoutant je me dis, ah oui tiens, c’est pas là par hasard, il y a des chemins qui ont conduit à ça, qui sont passés par tous ces disques que j’ai pu faire, ou ces expériences live avec d’autres. Paradoxalement, l’album solo est très peuplé, au fond, même si j’ai pas beaucoup de guests sur ce disque, à part Sarah (Murcia), il y a aussi ces voix d’écrivains qu’on entend, il y a aussi des allusions et des effets d’écho, et les gens qui me suivent doivent entendre ça.

ADA : Comment s’est déroulé le processus de composition, on a vu qu’il y avait eu des résidences à la Villa Médicis, la Maison de la poésie, au festival C’est dans la vallée… ?

RB : Oui, avec à chaque fois des objectifs différents. Comme j’ai un fonctionnement maintenant avec beaucoup de projets en parallèle, c’est très rare que je puisse prendre vraiment du temps, je ne peux pas prendre un an pour faire un disque. Donc j’ai demandé à des gens de me proposer des résidences, et ça a été super. La plus importante a été la première au Théâtre de Vidy parce que là on a eu un mois entier. Pour moi un mois c’est merveilleux, un mois où j’ai le droit de ne vraiment penser qu’à ça. On nous a mis à disposition une salle de spectacle, et j’aime bien que la résidence soit orientée vers un objectif live. Vincent Baudriller, nouveau directeur du théâtre de Vidy que j’avais connu au festival d’Avignon avant, venait d’arriver à Lausanne. J’ai fait un concert pour son arrivée avec le Couscous clan sur le toit du théâtre de Vidy. Après il m’a proposé de faire l’ouverture de saison du théâtre et donc on a eu un mois avant pour préparer ça. On a fait 3 concerts avec que des choses nouvelles, et déjà il y avait beaucoup de la matière de l’album. Ça a été décisif. Je ne suis pas venu les mains vides, et Christophe non plus, mais ça a été très rapide entre nous. Ensuite ça a été de la mise en forme, de la recherche surtout sur les rythmiques : on recherchait un truc organique entre ce qui est joué avec des pads, ce qui est activé de façon électronique, mais qui ne sont pas des sons électroniques, et puis des choses jouées. Il y avait Alberto et Christophe au début, à 2, en live c’était magnifique, chorégraphique de les voir fabriquer ensemble cette rythmique. Et dans l’album c’est un des secrets du son, cette rythmique très délicatement tricotée entre les deux. 
Après j’ai pu aller un mois à la Villa Médicis à Rome en octobre, pour travailler plus sur les textes, des compléments, avec Olivier Cadiot et Pierre Alferi. On a fait un concert avec Julien Perraudeau à l’issue de la résidence pour tout de suite essayer des choses en live, comme à chaque fois. D’ailleurs ce concert aurait pu devenir légendaire, j’ai failli me faire, enfin non, j’ai été électrocuté ! Il y avait des lampadaires avec des pieds métalliques et la guitare en a touché un et ça a fait tout péter le système et moi je ne savais pas ce qui m’arrivait, c’était pas juste un court-jus, j’ai été traversé. Je suis resté tétanisé pendant une minute, comme ça, et les gens ne comprenaient pas… Donc on m’a mis dans la loge, et il y avait un médecin, un fan qui était de passage à Rome, qui a appris que je jouais à Rome et qui est venu au concert, qui a tout de suite réagi… au bout d’une demi-heure on a vu que ça allait, et donc j’ai repris le concert. 
Après il y a eu la Maison de la Poésie, j’avais une sorte de résidence au long cours là-bas, j’ai bossé plein de trucs, j’ai pu essayer des tas de choses dans cet endroit qui est très intéressant, à Paris près de Beaubourg. C’est Olivier Chaudenson qui depuis trois ans en a fait un endroit où il se passe énormément de choses. Là aussi on a fait 4-5 concerts. Le projet avant de s’appeler Good s’appelait Explicit Lyrics. Je voulais assumer ce truc où je partais de textes, de voix, et je trouvais amusant de jouer avec cet avertissement sur les albums de rap… et après Good s’est imposé. Le titre de l’album est toujours quelque chose qui vient en son temps, après, quand on a fini le mix. En effet, il résume aussi l’état d’esprit dans lequel le disque s’est fait, dans une grande évidence, chaque étape a été très fluide, concentrée mais assez sereine. Je n’avais pas la pression, je ne me suis pas dit je veux sortir ce disque à telle date, j’ai la chance aussi de pouvoir le sortir sur mon label, ce qui n’a pas été le cas de No Sport. Pour No Sport, c’est assez paradoxal, mais j’avais été obligé d’aller à nouveau frapper à la porte d’une major, chez EMI, parce qu’à l’époque j’avais besoin de 9 mois de temps, et je ne pouvais pas me produire moi-même, financer ce temps. C’est le seul disque qui n’appartient pas au label, et d’ailleurs on ne le trouve plus, ça n’est pas par hasard. Je suis assez content que le disque sorte sur Dernière Bande qui est quand même une histoire qui porte la marque du temps, d’une certaine obstination ! Ça n’a pas été simple de garder cette indépendance, ça a eu un vrai coût, mais elle m’a permis de le faire dans des conditions de sérénité. Et du coup, ça s’est étalé sur presque 3 ans, entrecoupé des autres projets…

ADA : Le travail avec la voix des auteurs a commencé depuis un moment… Sur Play Kat Onoma, on entend beaucoup Jack Spicer… et auparavant le travail avec les voix, les samples, initié sur les disques avec Olivier Cadiot…

RB : Ces disques avec Cadiot, c’était une bonne surprise à un moment de pouvoir se retrouver tous les 2 à cosigner des disques, et fabriquer un objet un peu étrange ensemble. Ça a été une bénédiction quand j’ai découvert le sampler. Le sampler comme instrument, pas seulement pour les voix, est quelque chose qui a été très important. J’ai commencé à faire des musiques sur des films, des trucs avec Pierre Alferi aussi, et avec Cadiot particulièrement, et ces choses autour des voix qui ne sont pas forcément des archives, mais aussi la voix du voisin, du paysan du coin. Ça a commencé avec "On n’est pas indiens c’est dommage" puis "Hôtel Robinson" en Bretagne et puis le 3e "Psychopharmaka" qui est plus un road-trip en Allemagne où on mixe aussi des archives, et puis le médecin dans un bar à Bâle qu’on attrape au vol… Cette fois, l’amorce du disque, qui est d’ailleurs le dernier morceau qu’on a mixé avec Christophe, c’est Waste Land avec la voix d’Eliot. Parfois je vais bosser chez Cadiot, pas forcément pour faire des choses ensemble ; parfois on est là tous les deux à flipper parce qu’on a l’impression qu’on n’arrivera plus à rien. Donc on essaie de s’entraider dans ces passages difficiles (rires), et puis chez lui c’est un endroit génial où on travaille bien, lui écrit, moi je bricole, j’ai un peu de matos. J’ai fait une espèce de premier truc sur Waste Land, et lui est devenu très fan de ça, il ma dit "il y a un truc". Et quand on l’a bossé à Lausanne avec Christophe, je suis arrivé avec des boucles sommaires : j’y vais à la hache, je ne suis pas un homme machine, j’ai besoin d’un compère pour ça. Du coup il défaisait les boucles, ces espèces de mouton à 5 pattes - j’aime bien des trucs qui swinguent bizarrement - et après on a essayé de le faire en live, mais c’était pas complètement convaincant. Et puis on l’a recommencé en studio à la toute fin, et je suis très content de cette version.

Le morceau avec la voix de Cummings, je trouve tellement extraordinaire sa façon de proférer. Il était présent déjà dans Hôtel Robinson, mais j’ai eu envie de pousser beaucoup plus loin l’histoire, essayer de déduire des éléments harmoniques, mélodiques et rythmiques d’un morceau depuis une voix d’écrivain, qui fabrique une musique qui n’est qu’à lui, et qu’un musicien ne composerait pas. C’est assez fascinant. Et après quand on remet la voix sur cette trame, on a l’impression que Cummings chante avec moi, on ne sait plus qui chante avec qui, j’aime bien ce truc un peu vertigineux, qui se retourne. Il y a aussi la magie de l’archive quand on la réactive, c’est un moment présent, une voix qui peut revenir. J’ai aussi cette expérience quand je travaille sur la musique d’un film muet de 1914 de Curtis sur les indiens, un truc retrouvé où il a filmé des tribus indiennes. Moi je suis là, je les fais danser littéralement, y a un truc qui est dingue, ils sont présents, tellement !

ADA : À propos de ta collaboration avec Thomas Lago et Olivier Cadiot, en 95, tu disais : "On considère que c’est impossible de faire des chansons, on n’a pas de modèle du côté de la chanson française, on essaie, et quand on y arrive on est super contents". Quel est ton état d’esprit plus de 20 ans plus tard ?

RB : Alors vraiment ça n’a pas bougé, c’est exactement ça ! À chaque fois c’est une sorte de petit miracle au sens qu’il n’y a pas de recette possible. C’est ça qui est beau dans les chansons en général, une fois qu’elle existe on a l’impression qu’elle a toujours été là, il faut qu’il y ait cette évidence dans une chanson, mais en même temps quand on la cherche, qu’on est en train de la fabriquer, elle n’est pas du tout évidente. Cheval-mouvement, je me rappelle en studio, une galère pour trouver le tempo, avec juste une guitare, je l’ai recommencé je ne sais pas combien de fois juste pour trouver le tempo qui fait qu’à un moment ça passe, normal quoi, le mec il chante : " Quand il s’arrête ce cheval mouvement, ralentir stop ainsi ralentir" c’est plus du français, enfin c’est du français dont la syntaxe est quand même très malmenée, et puis ça passe, ça devient fluide, et ça, quand ça se produit c’est délicieux. Ça devient une espèce de petite machine, des matrices aussi. Cette chanson-là, Cheval-mouvement, je ne sais pas combien il en existe de versions…

ADA : Oui, il y en a presque une par album…

RB : Oui là j’en ai pas mis une, je me suis retenu, je me suis dit les mecs ils vont dire "Le mec il a fait une chanson, alors quand il réussit à en faire une, il nous bassine pendant 20 ans avec" ! (rires)

ADA : Pour revenir aux textes, on retrouve avec plaisir des textes ciselés et volontiers ironiques, écrit avec des auteurs fidèles, comme Pierre Alferi et Olivier Cadiot, ou d’autres (Michel Deguy, Avital Ronell), moins connus…

RB : Alors Avital, c’est pas du tout nouveau, en fait c’est un morceau [Fx of love, NDLR] qui avait un autre nom sur Cheval-Mouvement, comment il s’appelle… (essaie de se remémorer)… [Phobic flight, en titre bonus, NDLR] C’est le même texte, j’adore ce texte. Avital est une vieille amie américaine, devenue une éminente philosophe et qui écrit des bouquins extraordinaires sur le téléphone, sur la bêtise. C’est une intellectuelle très intéressante, et je l’ai connu quand elle était encore étudiante à Paris. Elle m’avait écrit ce petit texte que je trouve vraiment très drôle : "I think I’m gonna donate my body to science-fiction"… Et en fait récemment je rejouais en live ce morceau dans des versions assez puissantes, dont une avec Erik Marchand, et puis là on en a fait encore une autre.
Sinon Michel Deguy, c’est beaucoup plus improbable, c’est assez incroyable, lui-même n’en revient toujours pas de devoir s’inscrire à la SACEM. Il a 80 et quelques années, c’est un éminent poète, je crois qu’il est président de la maison de la poésie à Paris. Je l’ai connu il y a très longtemps, mais c’est vraiment une autre génération que Cadiot, Alferi… C’est une amie commune Hélène Nancy qui m’a téléphoné quand on était en train de mixer l’album : "Écoute, tu veux pas essayer de faire quelque chose… c’est pas possible, tous ces morts…" Alors moi : "oui, oui bien sûr"… Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Elle me dit : "Est-ce que je peux t’envoyer un texte ?" et elle m’envoie un texte de Michel Deguy mais qui date de la mort de Léo Ferré [en 1993 – NDLR]. Je reçois ce texte, assez long… et nous étions en plein boulot. Donc, je le mets de côté, et comme ça arrive des fois, il est de côté mais il aimante un peu quelque chose. Il y avait dedans cette phrase, cet énoncé que je trouve très intéressant qui consiste à dire qu’il n’y a qu’un seul commandement : "Tu ne tueras point" C’est le seul commandement. C’est intéressant parce que ça balaye complètement toutes les religions, c’est au-dessus de la morale, des religions, c’est au-dessus de tout. Je trouvais cette formulation très forte, du coup j’ai commencé à écrire 2-3 choses autour de ça et puis on en a fait un morceau qu’on a joué en live tous les deux en Suisse, et qu’on a enregistré. Mais au départ je ne pensais pas du tout le mettre dans l’album, je pensais en faire une sorte de pamphlet comme on avait fait "Égal Zéro" : on fait un clip là-dessus, on le balance sur le net… je ne savais pas. Je me suis quand même posé la question de le mettre sur l’album, j’ai pas mal consulté autour de moi, il y avait ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre, et finalement je l’ai mis… évidemment il est différent, il est explicite au sens littéral, il met les points sur les i, il dit très simplement les choses. Du coup il a un peu le statut de "Ensemble" sur "No Sport" qui était cette lettre ouverte à Sarkozy à l’époque, et je me dis que c’est pas plus mal qu’il y ait des morceaux comme ça qui datent un album, qui sont d’un moment, même si celui-là est un peu plus intemporel. Ça n’est pas un pamphlet, mais il a quand même un peu cette position dans la mesure où tout d’un coup, c’est quelqu’un qui comme un rappeur, met les points sur les i. À l’époque, on avait fait Égal Zéro avec Pierre Alferi parce qu’on trouvait que les rappeurs ne faisaient pas leur boulot… ils racontaient des histoires irréelles, américaines…

ADA : Sur Lenz, la manière de raconter l’histoire se rapproche d’une certaine manière de ce que fait Philippe Poirier, je pense notamment à "Tout semblait immobile", mais ça pourrait s’appliquer à d’autres chansons, c’est très cinématique… ça me semble assez nouveau pour toi, non ?

RB : Complètement ! C’est ça que j’aime bien quand on travaille sur un disque, il y a des choses qui se passent que je n’aurais pas du tout imaginé au départ, qui sont pour moi des petits événements, des choses que je ne savais pas que je pouvais faire. Dans No Sport c’est le cas du morceau Marie qui est un blues en français, ce qui pour moi est impossible… et là c’est 4h du mat’, et c’est un son, le micro à ruban, guitare, cithare et tout d’un coup c’est possible. 
Lenz est arrivé tard dans le disque, là aussi on travaillait avec Christophe dans son studio sur les hauteurs du Lac Léman, et j’étais invité à participer à un hommage à Büchner par la fondation Michalski, une fondation littéraire Suisse. Il y avait notamment Jean-Christophe Bailly, un ami écrivain, grand fanatique de Büchner et de ce texte. Il se trouve que ce texte pour moi dans les années 70 quand j’étais à Strasbourg était un signe de ralliement. Bailly avait fait un truc assez incroyable : il avait placardé dans Strasbourg un certain 20 janvier la 1e page du texte : "Le 20 janvier Lenz partit dans la montagne…" etc. Un acte militant et complètement bizarre qui commémorait un truc qui avait eu lieu il y a 2 siècles. Ce texte est extraordinaire, je le connais quasi par cœur, je connais des gens qui connaissent ce texte par cœur, c’est une espèce d’ovni, que Büchner, un mec de 23 ans ait pu écrire ça… Il l’a écrit à Strasbourg, où il est venu se réfugier pour des questions politiques. Il tombe sur le journal du pasteur Oberlin qui était le pasteur du petit patelin qui s’appelle Waldersbach à 15 km de ma vallée natale, des endroits où je suis allé quand j’étais gosse, que j’allais visiter le petit musée Oberlin : c’était une sorte de pasteur progressiste, bienfaiteur de sa vallée, un pasteur éclairé. Il avait tenu un journal où il rapportait le séjour de 3 semaines de Lenz chez lui à Waldersbach. Et il connaissait Lenz, comme poète écrivain, et il l’admirait beaucoup. Il se retrouve avec un Lenz qui est en pleine crise de délire, qui passe d’états d’exaltation à des états de dépression totale : il se baigne dans l’eau glacée de la fontaine dans le village, il l’invite à prêcher, et il fait flipper tout le village… C’est assez beau le journal d’Oberlin, il raconte qu’il est complètement désemparé, il fait ce qu’il peut pour essayer de l’aider mais il n’y arrive pas, il bute sur un truc qui le dépasse. Il essaie de parler de Dieu, ça ne marche pas… rien ne marche. Et Büchner écrit cette nouvelle. 
Donc, à cet hommage, il y avait Jean-Christophe Bailly, et aussi Sylvain Maestraggi qui exposait ses photos sur les traces de Lenz. Je suis venu faire un concert avec Julien Perraudeau et j’ai fait cette lecture musicale. En le faisant, je me suis dit, oui ça peut aller dans le disque : on l’a donc fait en studio. Lenz clôt l’album, et je ne sais pas si ça donne une clé de l’album, mais ça s’impose comme une clôture du disque.

ADA : Est-ce que tu n’en as pas assez d’être toujours défini en rockeur intello, ou ancien prof de philo (entendu le matin même à la radio pour annoncer un titre de Good) ?

RB : C’est un peu énervant quand c’est la manière et la seule qu’on trouve pour me présenter, comme si ça me définissait. D’une part j’ai fait du rock bien avant de faire de la philo. Et ça a été un parcours particulier : je ne l’ai pas du tout découvert au lycée… et je me suis trouvé à l’enseigner parce que quand on a fait de la philo on a envie de l’enseigner. Mais je ne voulais absolument pas être prof. J’ai adoré enseigner la philo parce que c’est passionnant, c’est une situation géniale, il n’y a aucune situation de parole aussi exceptionnelle que celle-là, quand on est seul avec une classe c’est une liberté démentielle. Je ne renierai jamais cette expérience qui est très forte, mais je n’avais pas tellement la vocation, la responsabilité pédagogique, je m’en foutais complètement, le bac, tout ça… Mes meilleurs souvenirs de prof, c’est quand j’ai été titulaire remplaçant une année, ça me convenait très bien parce que je n’avais pas la responsabilité pédagogique… et j’ai recommencé à faire de la musique quand j’ai commencé à enseigner. C’était très spécial comme expérience, socialement. Je me souviens d’un truc assez périlleux, acrobatique : je faisais un concert à Bâle, le lendemain matin à 8h j’enseignais Kant, et à l’époque on se maquillait en plus… C’était assez spécial. En fait ça a été assez salutaire, parce que je n’ai jamais pensé ni l’enseignement de la philo, ni la musique comme un métier, comme une carrière. J’étais en porte-à-faux, tu peux pas te la péter, tu fais une chose et le contraire, personne ne comprend rien à ça et toi-même tu ne comprends pas très bien et puis on te le renvoie à la gueule. Alors que ça ne me dérange pas de parler de ça. 
Il y avait eu un article très long, peut-être à l’origine de ça, de Christian Perrot, journaliste à Actuel. C’était au début de Kat Onoma, il est venu me voir en Alsace, il est resté une semaine pour qu’on discute, et il a fait un énorme papier qui s’appelait "La philosophie du rock" (!!!), sur "L’autre journal" à l’époque.

ADA : Quels sont tes projets actuels ou à venir en dehors de la tournée Good en cours (notamment le projet avec Serge Teyssot-Gay…) ?

RB : J’ai vraiment mis la pédale douce sur les projets, je ne vais pas multiplier les créations, il y a une vraie priorité sur Good, on est parti pour une tournée d’au moins un an et demi, avec une belle équipe. Néanmoins, il y a la musique sur Curtis [ciné-concert - NDLR], quand on me le propose, je le fais volontiers quand c’est possible. Il y a aussi une pièce créée à Avignon qui s’appelle Ludwig dont j’ai fait la musique et pour laquelle je suis présent sur scène… d’ailleurs dans la pièce je joue Lenz. Ludwig c’est un projet qui me tient à cœur, c’est une belle rencontre avec une troupe d’acteurs handicapés mentaux, qui sont professionnels, mais qui sont schizophrènes, autistes, c’est énorme de travailler avec eux. Et puis il y a une création au mois de juin à Sète avec Sergio. C’est quelqu’un que j’ai invité souvent sur des concerts, on se connaît depuis très longtemps, on s’apprécie, et il m’a proposé qu’on fasse quelque chose de plus développé que juste une invitation à venir jouer sur un concert. Du coup on a déjà passé 4 jours ensemble, il y a Sarah aussi… ça va être bien, je pense.

ADA : Comment en es-tu venu à vouloir créer un festival (C’est dans la vallée) ? Au départ annuel, c’est devenu plus irrégulier, est-ce compliqué de le gérer à ce rythme ?

RB : C’est une biennale, et cette année je suis obligé de décaler parce que c’est un boulot de dingue, donc ce sera l’année prochaine. Mais cette année, on va quand même faire 2 ou 3 concerts de Good dans la chapelle qui est un joyau. C’est comme ça qu’on a commencé le festival d’ailleurs, avec des concerts de Kat Onoma dans cette église en bois, la chapelle des mineurs - parce qu’il y avait des mines d’argent à Sainte-Marie. Et l’acoustique est démente, c’est très beau. Donc c’est une sorte de retour, de boucle de faire des concerts de Good là.

Quelques instants plus tard, le concert organisé par Lapéniche dans le beau théâtre à l’italienne de Chalon, voit Rodolphe Burger, entouré des excellents Christophe Calpini et Sarah Murcia, dérouler les titres du dernier album, agrémentés de quelques morceaux de Kat Onoma, notamment… un régal. Comme il le précise lui-même, la tournée Good va durer un bon moment, toutes les dates sont à retrouver sur le site de son label Dernière Bande.