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  • 14 septembre 2020 /
    Les Marquises
    La Battue, titre par titre

    réalisée par gdo

La Battue est conçu comme un tout, comme un seul voyage où l’on s’embarque sans savoir encore où l’on va. Lors de ce voyage, de ce parcours, des souvenirs reviennent, d’anciennes peurs ressurgissent, des fantômes apparaissent et disparaissent, des idées et des images obsédantes tournent en boucle dans la tête…

Mais c’est peut-être l’occasion d’une transformation, d’une mue.

Bare Land

Ce nouvel album se démarque de ses prédécesseurs car il a été entièrement conçu en duo. Auparavant, Martin intervenait au stade des arrangements ou quand les morceaux étaient assez déjà avancés, pour m’aider à les structurer. Pour ce disque il a été présent dès le départ. Ce morceau est d’ailleurs composé et arrangé par lui seul. En l’écoutant, j’ai eu le sentiment que ce serait une ouverture idéale. Bare Land a un côté suspendu, interrogatif. Elégiaque aussi. Comme le début d’une narration mystérieuse.

La Battue

C’est à nos yeux le morceau phare du disque. Il est étiré et labyrinthique, en plusieurs parties. Il donne son titre à l’album car il est représentatif du style musical et de l’atmosphère de l’ensemble, de ce que nous voulions faire. Le chant est narratif, presque en spoken words, avec des chœurs qui sont comme des relances étranges. Le chanteur-narrateur est à la fois celui qui cherche et celui qui est recherché, l’instigateur et la proie de la battue. Les paroles sont très intimes, elles évoquent un souvenir qui me hante, des spectres dont j’ai du mal à me défaire. C’est une lutte intime qui passe par plusieurs phases, qui donne lieu à plusieurs sentiments, bref qui évolue comme évolue le titre. Longtemps ce morceau, nous ne savions pas où le mener. C’est lorsque j’ai posé ma voix, sans réfléchir, que tout s’est débloqué.

The Trap

Je trainais depuis longtemps ces rythmes tribaux avec ces cocottes de guitare. A un moment, Martin a pris le relais et a donné au titre une forme plus « pop ». C’est clairement l’un des morceaux les plus accessibles du disque, c’est quasiment du couplet-refrain ! Et j’essaie de chanter à la manière du Bowie de I’m deranged… Martin a écrit les paroles cette fois. Elles tournent autour de l’idée d’emprise. Quand certaines personnes nous envahissent, prennent possession de nous. Quand leurs phrases, leurs mots reviennent, tournoient sans cesse. C’est pourquoi il y a ces mots jetés, les mêmes du début à la fin. Ce mantra, c’est le piège qui se referme.

Older than fear

C’est un interlude instrumental, construit autour de ce son ample et bizarre, qui emplit tout, comme une sirène. Martin, ça lui évoque plutôt un brame ! Ce son, je peux dire avec quoi je l’ai fait, je peux dire quel son, quel instrument j’ai déformé pour arriver à ce résultat, mais quelque chose m’échappe toujours avec lui. Le titre va dans ce sens : on ne sait pas ce que c’est, ce qui est « plus vieux que la peur ». C’est indéfinissable, innommable. C’est une présence, une ambiance. Bon, il faut dire que j’avais commencé cette musique le lendemain du Bataclan, imaginant le silence d’après… Là, une fois que le son est parti, on avance dans le paysage, on arrive au bord d’une cascade ou d’une rivière, mais c’est toujours là, tapi quelque part. La fin du morceau est volontairement brusque, on ne voulait pas conclure.

Shape The Wheel

Nous avons beaucoup hésité avec Martin à le mettre sur l’album, celui-là. Pour nous, c’était un peu « le titre faible ». C’est François Clos, qui mixe les Marquises, qui nous a fait changer d’avis. Après, il est vrai que lorsque nous avons dû enlever un titre pour la version vinyle (sinon la qualité sonore aurait été dégradée), le couperet est vite tombé sur Shape the wheel ! On le trouvera quand même sur les versions cd et digital. Ce morceau montre en tout cas une intention, celle de dépouiller le chant, parfois, de se montrer à nu. Il y a pas mal d’arrangements typiques des Marquises (les rythmes saturées, les voix déformées de la fin, à base de Mellotron), c’est un peu un morceau « synthèse ». C’est peut-être pour cette raison qu’on le trouvait moins intéressant… Les paroles évoquent le sentiment d’impasse que l’on ressent parfois, lorsque l’on sait où l’on devrait y aller, mais que l’on rencontre des obstacles qui semblent insurmontables. Alors on s’arrête en chemin, on se fige.

Head As A Scree

C’est le titre le plus frontal et intense, et le dernier que nous avons composé pour l’album. Tout est allé très vite, à partir du sample initial. Dans la B.O du Tigre de Tasmanie, le film de Vergine Keaton, qui a aussi réalisé la couverture et l’art-work de La Battue, il y avait déjà un morceau plus electro. On a voulu enfoncer le clou. Le titre est brutal, et vise un état de transe. Mais on voulait le faire évoluer et c’est pourquoi à un moment la voix et les claviers arrivent, ce qui donne une direction onirique, planante, à laquelle on ne pouvait pas s’attendre au début. Au final, je ne sais plus bien dans quel « style » on est ! Le titre parle d’une catastrophe, d’un glissement de terrain qui détruit une ville. Le narrateur sait qu’il n’en réchappera pas, mais il ne peut s’empêcher de se demander : est-ce que quelqu’un viendra me sauver ? Et s’il ne le peut pas, prendra-t-il seulement le temps de me parler ? Il y a une incertitude plus fondamentale encore : et si ce n’était qu’un rêve, qu’un effondrement intérieur ?

White Cliff

La ballade mélancolique du disque. Elle a été composée à partir d’un thème joué à l’orgue, que j’avais trouvé pour la B.O du Tigre de Tasmanie. C’était pour la toute fin du film, quand le tigre réapparaît dans la jungle. On a ralenti le tempo sans s’en apercevoir. La forme est très classique, limpide, notre ami Rémy Kapriélan joue de la batterie aux ballets, et il y a même un solo de guitare (et de basse en même temps) ! C’est un titre, pour le coup, assez facile à référencer mais avec les années, j’ai de moins en moins de problème avec cette idée, que ma musique « fasse penser » à tel ou tel groupe. C’est un peu cliché, mais l’essentiel pour moi est que ce soit juste. Les paroles décrivent une scène : sur une plage, quelqu’un voit, sur une falaise, une forme, une tâche ; c’est un enfant qui finit par en tomber, de la falaise. Celui qui regarde voit l’enfant disparaître dans l’eau, puis l’enfant remonte à la surface et dérive, et c’est tout. Pour moi, la teinte du disque est mélancolique, ou c’est un affrontement avec ma mélancolie, une explication. Martin, lui, ne s’en fait pas la même idée, c’est plus désespéré. C’est bien, pour la promotion !

Hosts Are Missing

Celui-là a connu tant de versions… C’est un titre que Martin avait commencé. Dans ce qu’il avait fait, il y avait déjà le côté répétitif, les motifs qui se superposent, mais le final était plus mélodique, lyrique, ça « partait ». Je n’étais pas convaincu. Alors j’ai tout cassé ! J’ai bricolé un rythme à partir de plusieurs sources, et le rendu au final est beaucoup plus electro là encore. C’est un morceau âpre, assez austère, presque clinique. Les paroles traitent du sentiment de désorientation : quand on se croyait maître d’une situation et qu’on découvre qu’en réalité on ne contrôle plus rien. C’est le même renversement que pour le titre La Battue : le chasseur devient la proie, l’hôte devient l’étranger, y compris pour lui-même. Avec Martin, on aimerait bien approfondir cette veine electro.

Once Back Home

Un final qui laisse une impression ambiguë. Le titre l’est lui-même, ambigu : « une fois à la maison », cela peut vouloir dire que l’on y est, à la maison, mais aussi que l’on n’y est pas encore ! Le voyage n’est peut-être pas terminé. Il n’y a pas encore l’apaisement, la nostalgie. Ça continue à tourner. A la fin, il y a toute cette matière sonore, ces arpeggiateurs qui s’entremêlent. Nous, cela nous évoque un marécage – on a souvent parlé de marécages lors de la préparation du disque ! Dans un marécage, les formes de vie grouillent, c’est un lieu de métamorphoses incessantes, plus que de désolation. La fin de Once Back Home, c’est notre marécage, en dépit de cette note finale qui émerge et tient. On n’en a pas fini d’être transformé(s). Ce morceau est très vieux, à l’origine il était sur le premier album de mon projet solo Recorded Home, « Home Recordings n°1 ». Mais nous l’avons repris pour l’amener ailleurs.

Crédits Photos © Lise Dua