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Le lien étroit, consanguin, qu’entretient Jim Jarmusch avec la musique n’est plus à prouver. Le cinéaste le plus élégant des trois dernières décennies n’a pourtant jamais utilisé ses bandes-sons de façon purement illustrative. Chez Jarmusch, la musique est un indice crucial afin de comprendre les personnages ainsi que l’histoire contée. Dans l’important « Stranger Than Paradise », Eszter Balint écoute par trois fois le fameux « I Put A Spell On You » de Screamin’ Jay Hawkins, et cette répétition donne à comprendre l’état d’esprit d’une hongroise parachutée en plein territoire new-yorkais ; « Mystery Train » commence par la version Elvis du titre éponyme puis se conclut par l’original signé Rufus Thomas (par cela, et de façon très discrète, le cinéaste se livre à un pamphlet lapidaire contre la réappropriation blanc-bec d’une musique issue de la culture black) ; avec « Night On Earth » et la collaboration de Tom Waits, Jarmusch inventait le concept-film (comme on disait un concept-album), c’est-à-dire un film et une bande originale qui travaillent des variations autour de la répétition d’un même motif… A partir de « Dead Man », Jarmusch atteint un niveau et une ambition inédite dans l’utilisation de la musique : dès lors, la bande-son ne cherche plus à décrire une intention thématique ou une caractérisation psychologique, le film lui-même devient la mise en images de l’univers du compositeur. « Dead Man » (le plus important des films issus de la décennie 90) peut en effet se voir comme une transposition cinématographique de l’univers de Neil Young (qui offrit à Jarmusch une BO révolutionnaire, à contre-courant des méthodes habituelles de compositions) : la nostalgie des terres indiennes, le culte de la cérémonie pacifique et le refus de l’industrialisation, le shamanisme et la transe, l’individualité revendiquée et le « fuckin’ white man »… Jarmusch, avec « Ghost Dog », réitérât ensuite cette connivence entre une BO et son compositeur : le film ne retranscrivait, entre autres perspectives analytiques, pas moins que l’univers du Wu-Tang Clan (le dieu RZA s’y fendait, là encore chez Jarmusch, d’une BO ne ressemblant à aucune autre – du hip-hop ambient ? De l’atmosphérique scindée par des beats légers comme une bulle ?). Tout le Wu-Tang se retrouvait dans la folle démarche du samouraï Forest Whitaker : la philosophie des moines Shaolin, l’allégeance au kung-fu, l’amour pour les productions Shaw Brothers, la sagesse du guerrier, la lecture intensive et l’idée de passation philosophique.

« Coffee and Cigarettes » se voulait généalogie musicale puisque, en onze sketchs rameutant aussi bien Jack White qu’Iggy Pop, Isaac de Bankolé que Cate Blanchett, Tom Waits que Bill Murray, le film, selon ses parties bien moins hétérogènes que la critique ne sut le dire, se plaisait à dessiner l’Histoire de la musique : cela débute par l’apparition d’Iggy Pop (le papa du punk avec son groupe The Stooges) et de Tom Waits (une légende vivante unanimement respectée). C’est ensuite au tour de Steve Buscemi d’aborder le cas problématique du King Presley (qui aurait donc acheté ses chansons pour dix dollars à des virtuoses inconnus). Lorsqu’Isaac de Bankolé et Alex Descas discutent, c’est une chanson funk de Grandmaster Flash qui sort des enceintes. Steve Coogan personnifie ensuite la scène indie-rock du Manchester 80’s (dans « 24 Hours Party People », il interprète l’illustre Tony Wilson qui, sur son label Factory, signa Joy Division, New Order ou les Happy Mondays). Il est logique peu après de rencontrer les White Stripes, descendant du blues, du rock et du punk (avec l’album « Fun House » des Stooges en fond sonore pour bien préciser la filiation). In fine nous passons logiquement à la scène hip-hop représentée par son groupe le plus célèbre et admiré, le Wu-Tang Clan. Rock n’roll, punk-rock, funk, pop et hip-hop… Jarmusch filme l’évolution du rock via des figures emblématiques avec pourtant un courant musical absent bien que ô combien crucial : le punk. Celui-ci est cependant bien là, dans la dédicace finale : « So long live, Joe Strummer ! ». Il est clair que Joe Strummer, chanteur engagé des Clash, possédait sa place dans l’un des segments de « Coffee and Cigarettes »…

A partir de « Broken Flowers », la façon dont Jarmusch conçoit la BO de ses films change radicalement : même si un titre du génial Mulatu Astatke rythme les déambulations mélancoliques de Bill Murray, l’auteur de « Down By Law », pour la première fois, organise une sorte de jukebox mélomane dont chaque titre sélectionné (des Ravonnetes au Brian Jonestown Massacre) épouse la lente évolution psychologique conduisant un ancien Don Juan à retrouver la supposée mère de son fils inconnu. Ici, inversement à « Mystery Train » et « Coffee and Cigarettes », l’accumulation de chansons disparates ne cherche plus à commenter une Histoire du rock, mais à sonder les états d’âme d’un quinquagénaire un peu dépassé par son époque. Jarmusch fera ensuite de même avec le sous-estimé « The Limits of Control » : le post-rock apocalyptique du groupe Boris décrivait, comme une sourde menace, la nostalgie d’un art artisanal (les guitares d’époque, la culture bohémienne, le classicisme cinématographique) de plus en plus dépassé par la vitesse informative exigée par notre contemporanéité numérisée.

Avant d’être cinéaste, Jim Jarmusch fut musicien au sein des excellents The Del-Byzanteens (au chant et aux claviers) – le titre le plus célèbre du groupe, « Girl’s Imagination », se trouve sur l’une des compilations « New-York No Wave ». Pourtant, guitariste extrêmement virtuose, Jarmusch n’avait jamais réenclenché un projet musical. Jusqu’à ce qu’il rencontre le luthiste Jozef Van Wissem et que ces derniers ne s’embarquent pour un certain nombre de concerts. A l’origine de cette osmose, un souhait de Jarmusch : paré à mettre en scène un projet qu’il trainait depuis longtemps (une histoire de vampires étalée sur plusieurs siècles), le cinéaste, en la personne de Jozef Van Wissem, déniche le compositeur idéal afin de mettre en son les pérégrinations existentielles de vampires naviguant dans le milieu du rock. Tout d’abord, Jarmusch et Van Wissem enregistrent (et sortent) une première collaboration (le très bon « Concerning The Intrance Into Eternity »), puis une fausse BO nommée « The Mystery Of Heaven » (dans laquelle l’actrice Tilda Swinton, dès l’origine envisagée par Jarmusch pour son film de vampires, y pousse les vocalises sur un titre). Le résultat, aussi beau que romantique, dévoile l’éternelle allégeance que voue Jarmusch à la scène new-yorkaise du début des années 80 ; en même-temps, cet album permet déjà de comprendre les intentions du cinéaste à l’égard de son futur film de vampires : élégantes, tristes mais résignées, furieusement mélancoliques mais capables d’explosions incandescentes (on pense parfois aux premiers Sonic Youth), les chansons de « The Mystery Of Heaven » dévoilait, en 2013, la poignante texture du fameux « Only Lovers Left Alive ».

On ne sait trop si la rencontre fusionnelle avec son comparse Jozef Van Wissem incita Jarmusch à sérieusement se remettre à la musique. Toujours est-il que, plus de trois décennies après les Del-Byzanteens, l’ami Jim est aujourd’hui aussi musicien que cinéaste. SQÜRL, voici son nom de groupe (trio composé avec Carter Logan et Shane Stoneback) – pour les jarmushiens, le nom « SQÜRL » était déjà évoqué, de manière aussi humoristique que sardonique, par Cate Blanchett dans le sketch « Cousins » de « Coffee and Cigarettes ».

Disons-le tout de go : à l’instar des images de « Only Lovers Left Alive » (peut-être le plus élégant et poignant des Jarmusch depuis « Ghost Dog »), la musique de SQÜRL ressemble à une pierre tombale, à un pied-de-nez inquiet face à la dématérialisation de la musique. Cette bande-son, puisant dans un post-rock bien plus mélodique qu’à l’accoutumée, rejoint en partie les partitions du groupe Boris pour « The Limits of Control » : dépeindre des personnages porteurs de vertus morales (ne renvoyant finalement qu’à la propre personnalité du cinéaste – un puits d’éruditions mélomanes) bien que nostalgiques face à des choses simples, oubliées mais pourtant cruciales : le parfum d’une guitare, la déambulation dans des vestiges porteurs d’histoires – la maison de Jack White, par exemple ; ou bien une chapelle à l’abandon.

Car si les vampires de Jarmusch, d’un romantisme et d’une beauté d’âme qui émeut aux larmes, refusent de s’adonner aux crimes pour au contraire pactiser avec l’époque (dealer des flacons de sang à l’hôpital), la musique de SQÜRL, elle, insiste énormément sur un contraste qui donne une puissance supplémentaire au film : pendant que les vampires Adam et Eve (qui ressemblent à des rock-stars) réfutent l’idée, malgré leurs besoins de sang, de dévorer un corps humain, la musique indique que l’époque est en friche, qu’aussi bien à Détroit qu’à Tanger il n’y a parfois d’autres alternatives, pour survivre, que de se laisser aller à des penchants qui ne nous correspondent pas. La musique de SQÜRL oppose ainsi un magnifique contraste entre la pureté de vampires possédant la vertu de la morale (ce que nous montrent les images élégiaques et pures de Jarmusch) et le cataclysme industriel obligeant ces derniers à malheureusement devoir, sous peine de crever, s’adapter à l’époque et à renier leurs principes pacifistes (ce que bourdonne violemment la bande-son terrifiante du film).

Pour la première fois chez Jarmusch, des personnages itinérants déambulent dans un territoire vide, dévasté, à l’abandon. Même le tueur à gage muet de « The Limits of Control » passait de brèves rencontres en brèves rencontres. Dans « Only Lovers Left Alive », Adam et Eve, en voiture, arpentent un Détroit dont les décombres semblent totalement désertés par un quelconque souffle humain. Ici, il n’y a que des souvenirs du passé, mais en aucun cas la possibilité d’un nouvel avenir. La musique de SQÜRL s’apparente dès lors à la parfaite bande-son d’un récit post apocalyptique : seuls sur terre, les vampires dandy se remémorent la beauté de l’Art Ancien pendant que la B.O, à revers du Romantisme Aristocratique de nos créatures de l’ombre, accentue le saccage que constitue dorénavant la civilisation contemporaine (non sans, heureusement, un certain décalage pince-sans-rire permettant à Jarmusch de ne jamais sombrer dans un discours défaitiste ou négatif).

Avec « Only Lovers Left Alive », Jarmusch s’autorise également un parti-pris que peu de cinéastes osent assumer. Adam, ce vampire ayant navigué de Lord Byron à Jack White, est considéré par Jarmusch comme un génie. N’importe quel cinéaste jamais n’aurait imaginé mettre en son la musique d’un supposé génie. Jarmusch, si ! Et la musique de SQÜRL atteint soudainement une résonnance supplémentaire : très encré dans une époque bruitiste, très mélodique mais ouvertement avant-gardiste, ce magma de sonorités expérimentales renseigne parfaitement sur la mélomanie d’un être millénaire : après avoir offert à Schubert ses titres de gloire, que ferait donc aujourd’hui un vampire virtuose dans l’art de la composition musicale ? Il triturerait sa faramineuse collection de guitares, il évacuerait le classicisme pour envisager l’avenir… Il écrirait une musique qui divise, une musique incitant aussi bien l’admiration que l’incompréhension.

Mais il y a également, dans la mélomanie d’Adam (et donc de Jarmusch), un souci du vintage qui donne ici lieu (comme hier dans « Ghost Dog » et « Dead Man ») à une idée de passation : au-delà du besoin vinylique de nos vampires dandys, ils s’expriment en jouant sur une Gibson sèche datée de 1905 (l’entreprise Gibson ayant été crée en 1902, on imagine qu’Orville H. Gibson himself offrit cette guitare à Adam), sur une pédale fuzz Sovtek et sur une Gretsch blanche comme PJ Harvey en tomberait amoureuse. Cet amour du vintage est au diapason de la musique composée ici par SQÜRL : sans encrage dans la contemporanéité, donc immortelle et difficile à cataloguer. Surtout, en insistant sur la beauté et l’importance de figures anciennes (de Nikola Tesla à Byron, de Neil Young à Orville Gibson) de la même façon que la bande-son de SQÜRL s’extrait de notre époque, Jim Jarmusch, sans le moindre passéisme, entretient un devoir de mémoire. En ces temps où l’information défile tellement vite qu’elle s’oublie dans la minute même, en ces temps où la dématérialisation de la musique oblige à une surconsommation parfois trop hâtive et expéditive, la philosophie morale d’ « Only Lovers Left Alive » et de sa faramineuse B.O est une leçon à méditer et à ne surtout pas oublier… Jim Jarmusch est le dernier des sages. Respect.




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