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Jull est un artiste que j’avais découvert avec deux albums, à la poésie embusquée et minimale : De la neige et des océans et Mouvement diurne, parus à l’époque chez l’Amicale underground. Des albums que m’avait secrètement révélés un ami, dans le souci de partager quelque chose d’important ; un spoken word sans emphase ni maniérisme, comme si nous écoutions la voix d’un camarade, magnétique par sa poésie comme par sa musique affranchie de la mélodie, avec des sons émanant du concret : la voix d’un enfant, des bruits de pas dans la neige, le crépitement d’un feu où réchauffer nos mains engourdies par le froid. Ainsi m’avait-il adoubé de ce précieux talisman qui ne m’a depuis plus jamais quitté. Je reviens souvent au Parti du sanglier, j’en suis définitivement imprégné, comme le sol meuble et humide sur lequel il a laissé sa trace dans la forêt de l’inconscient.

Après différents projets collectifs, et plus particulièrement sous l’étendard du groupe Rien, Julien Brotel nous revient du côté obscur avec ce magnifique nouvel album écrit et composé par une armée des ombres secrètement réunie ; sous l’égide d’un des labels les plus résistants de l’époque : Petrol chips . Sur la page bandcamp du groupe, nous pouvons lire que la nouvelle embarcation du barreur Jull s’appelle Division nuit et que l’escouade pourrait musicalement se définir comme une sorte de musique de chambre à géométrie variable, dans l’obscurité, comme une chauve-souris virevolte sans jamais se cogner. C’est un peu cela, en effet, car la musique et le chant poétique ne semblent buter contre aucun mur. Aucune paroi ne vient entraver la liberté parfaitement scandée de la voix douce et pourtant vindicative de Jull ; avec pour soutien un quatuor à cordes qui vient rehausser à merveille l’anfractuosité du texte.

Division nuit nous dit également que la nuit est indivisible et que cet opus est oeuvre de combat et qu’il ne s’agit pas de gagner ou de perdre , mais simplement d’être là, avec ses camarades de toujours, pour veiller sur le feu que l’on tente de nous dérober. Le feu réchauffe, le feu brûle, il nous ragaillardit d’un espoir qui avait failli faire vaciller nos cœurs du côté des ténèbres. Et pourtant, nous sommes toujours là, écoutant des textes, proférant de la poésie, battant le rythme d’une musique qui jamais ne s’avouera vaincue. Nous entonnerons des airs victorieux, arias de phrases comme des herses qui protégeront les moins valeureux, servant d’embase à notre perce.

La nuit est obscurité mais aussi points de lumière dans les ciels d’altitude où vaguenaudent les mots ; qui sont comme des étoiles où repérer le berger de notre transhumance incertaine, dans ce monde si peu amène. Et puisqu’il s’agit avant tout de résistances, ici plane inévitablement l’ombre du Capitaine Alexandre, nom de résistance du poète René Char. Géographiquement, le verbe à la fois rugueux et terrien, nous évoque les paysages montagneux du Vercors. La musique, plus aérienne, comme un oiseau de proie survolant les hauts plateaux, nous invite à visualiser l’objectif comme une musaraigne sur laquelle fondre avec un appétit de vivre sans égal.

Mais malgré ces hauts plateaux battus part les vents, ces à pics abrupts où l’on ressent tout le vertige de l’existence infime, il y a ces recoins pierreux où l’on se cache pour échapper aux affres tutélaires du monde. Ce monde qui nous a divisé mais que nous n’avons pas renié. Il ne s’agit pas de battre en retraite ou de se livrer à la solitude de l’ermitage. Non, il s’agit de se cacher un temps, d’entrer dans la clandestinité de la poésie, pour mieux revenir ensuite au monde, pour l’affronter sans vergogne, en lui ôtant toute corruption, pour lui dire enfin les choses en face.

Oui l’album de Division nuit semble être le remède idéal pour résister à cette France des Cavernes dont nous parlait déjà René Char. Augmentons le volume. Celui du son, celui des troupes, celui du torrent qui gonfle avec ces rus de nous qui confluent sans relâche. Il y a des titres qui nous appellent ; comme cet Horizontal, exercice critique viscéral, un peu à la manière du Samuel Hall de Bashung, ou à la Bruit noir, pourquoi pas, qui nous confronte au versant le plus abrupt de l’ensemble ; un titre sombre, lourd, épais où Jull nous parle de pariétal. Et en regardant les différentes occurrences du mot dans le dictionnaire, nous ne serons pas surpris de lire que : "pariétal" se dit de différents organes qui sont en rapport avec la paroi d’une cavité ; se dit du décor (peinture, sculpture, etc.) d’un mur, d’une paroi ; se dit d’une plante poussant sur les parois rocheuses ; relatif au lobe pariétal.

Dos. 3 et Yugo solo, compositeurs de cet album, ont en effet réussi à émerveiller notre cortex imprimant à l’ensemble un relief qui ne cesse de nous surprendre, aussi bien dans les alliages sonores que dans la finesse de l’enregistrement et du mixage que l’on doit à Frédéric Monestier. L’album est soutenu rythmiquement non par une batterie mais par un savant dosage de pulsations électroniques émanant d’une boîte à rythme analogique. La présence d’un quatuor à cordes permettant également d’assurer des envolées plus aériennes, avec des émotions simples mais intenses. Tous les sens sont en éveil, nous sommes aux aguets. Avides de perceptions, de sensations, nous intégrons des informations qui nous font percevoir l’espace d’une manière tout à fait nouvelle. Avec par exemple ce très bel hommage au Boléro de Ravel dans Palimpsestes ; ou plus en amont une envolée folk dont les cordes nous inviteraient presque à la danse.

L’album nous convie au rassemblement, à l’afflux des fratries : Chercher ailleurs des portraits crachés des tirailleurs. C’est un peu notre nouvelle Fantaisie militaire. Nous sommes à la fois les camouflés et les chasseurs de cette liberté où nous avons posés nos propres pièges. J’ose le dire, cette Division nuit est l’album secrètement rêvé, que j’attendais depuis longtemps, cherchant dans les voix du monde le sésame du ralliement et des convergences. Le gypaète barbu survole les hauts plateaux du Vercors ; les parachutistes ont sauté du haut des vertiges ; et nous attendons le réveil des cellules dormantes.




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