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Jean-Luc Le Ténia n’a pas inspiré Odezenne, mais si ça avait été le cas, leur enfant aurait été Centredumonde. Joseph Bertrand a sans doute été foudroyé par le son et les possibilités offertes par les Tascam Portastudio. Infernales machines ayant planté dans des millions de têtes fragiles leurs graines imaginaires. Le souffle et l’âpreté que ces mécaniques ajoutaient au moindre murmure ont créé une esthétique souterraine. Les amateurs de catacombes sont plus nombreux qu’on ne le croit. Ces voyageurs sont toujours vivants, et ils chantent encore. Leurs tiroirs sont remplis de trésors collectés au fil des années. Et aujourd’hui, leur micro est toujours branché dans leur carte son Focusrite.

« Je veux travailler, ça m’empêche de penser ». Des intonations évoquant Hoepffner, une thématique psycho-sociale. Voilà une chanson sur la violence du monde du travail qui restera d’actualité jusqu’à la fin du siècle. Et le suivant. Un Je transposable dans chaque corps soumis au salariat.

Mais tout ça ne dit rien de la sensibilité et du regard profond que Joseph Bertrand porte sur le réel et ses absurdités, ses éclats, ses plaisirs fugaces. « Maxime, bien fait pour ta pomme » dresse le portrait d’un homme-enfant qui veut obtenir, mais pas donner. Bien mal lui en prend, et une voiture en mouvement remettra tout en ordre.

« Si j’étais un homme, je serais une femme » convoque le Golden Gate Quartet pour donner forme au fantasme ordinaire de tout un chacune.

On aurait envie de lire certains de ces textes sur une page crème, sous une couverture choisie et dessinée avec soin. Car oui, la poésie américaine aux parfums de Brautigan affleure souvent :

« Elle n’était pas le genre de fille qui se cognait dans les portes

Plutôt le genre de fille qui avait épousé mon meilleur ami,

Vous voyez, ce genre-là »

Ce qui touche dans ces chansons, au-delà de l’écriture précise et légère, des références tranquillement assumées, de l’humour retenu, c’est la sincérité qui s’exprime à chaque détour, chaque espace, et jusque dans les approximations de ces pierres sommairement taillées. Sincérité d’une voix juste, d’une joie à explorer les sons, à structurer des chansons qui savent alterner saturations sèches de guitares électriques volées chez Easy Cash, et samples ou synthés pas trop réfléchis. L’apparente absence de cohérence de l’ensemble (enregistrements entre 1998-2021) convoque la rage douce de Ween, Chris Knox ou Yo La Tengo, spécialistes des identités multiples qui dessinent au final une sorte d’intégrité dépassant largement celle des artistes possédant un « style ». Pas de calcul, pas de projet, la réalité d’un flux qui est celui de la vie, complexe et penché, tissé de ruptures, d’images sans cesse reçues de l’extérieur, et qu’il faut bien digérer. Coûte que coûte.

Même s’il est désormais plus parisien que brestois, voilà qui me donne envie d’aller remercier Joseph Bertrand lors du prochain Festival Invisible qui se tiendra dans la capitale du bout du monde du 16 au 21 novembre 2021. Une corne de brume l’y appellera peut-être... Je vais d’ailleurs écouter son Bang ! paru en 2015 sous les auspices de l’Église de la Petite Folie, dont le presbytère est habité (à tous les sens du terme) par Saint Arnaud Le Gouëfflec.