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Avec l’opaque Inland Empire, David Lynch – le réalisateur – nous avait en 2006 carrément laissés sur le bord de la route, mettant un terme à une filmographie relativement courte, parsemée de chefs-d’œuvre (Blue Velvet en tête, même si Wild at Heart, bourré de défauts, est mon préféré) et de curiosités, malaisantes (Eraserhead), attachantes (The Straight Story) ou navrantes (Dune). Depuis, le natif de Missoula a (entre autres) exposé à la Fondation Cartier (The Air is on Fire, 2007 – pas mal du tout, j’avais même acheté le catalogue), participé à la conception d’un club parisien (le Silencio – jamais mis les pieds, rien à foutre), publié deux albums (Crazy Clown Time et The Big Dream, après l’inaugural BlueBOB paru en 2001), tourné des vidéoclips musicaux (Moby, Nine Inch Nails) et offert une troisième saison à la série Twin Peaks, qui n’en demandait pas tant.

A l’heure où paisiblement je rédige cette chronique, j’apprends que David Lynch est atteint d’un emphysème, à priori causé par sa grande affection pour la clope (« Je dois dire que j’ai énormément aimé fumer, et que j’adore le tabac – son odeur, allumer des cigarettes, les fumer - mais il y a un prix à payer pour ce plaisir (...) »), mais il reste optimiste et se voit malgré tout capable de réaliser à nouveau un long-métrage, ce qui ne serait pas pour nous déplaire, non ? Pour ma part, je réclame une aventure de Perdita Durango, avec l’inénarrable cabotin Nicolas Cage et la familièrement étrange Laura Dern (confère l’unheimliche chère à Freud), sur fond de chutes de studio du regretté Angelo Badalamenti, dont Lynch a hérité et qui par ailleurs sert de matériau à Cellophane Memories, à priori inspiré par une promenade nocturne en forêt.

David Lynch et la texane Chrysta Bell Zucht collaborent depuis Inland Empire : elle en interprète la chanson finale Polish Poem et, par la suite, ils produiront ensemble l’opus This Train (2011) puis le EP Somewhere in the Nowhere (2016), avant que la chanteuse n’intègre le casting de la troisième saison de Twin Peaks, dans laquelle elle jouera le rôle de l’agent du FBI Tamara Preston. Chrysta Bell – dont Lynch dira « La première fois que je l’ai vue chanter, j’ai pensé qu’elle était comme un alien. Le plus magnifique des aliens » – a également publié des disques en solo et travaillé avec Nouvelle Vague, notamment sur Strange As Angels, recueil de reprises du groupe The Cure.

L’on retrouve sur Cellophane Memories certaines atmosphères chères à David Lynch : voix éthérées, suaves et amples, se perdant – entremêlées – dans des volutes synthétiques ; lentes mélopées ; nappes bourdonnantes ; accords mineurs ; guitares électriques à bout de souffle ; sens du poignant ; grande habileté à bâtir des textures ombrageuses et épurées. Je craignais le pensum arty, me voilà très agréablement surpris : les dix compositions de ce disque minimaliste, étrange et vénéneux, fonctionnent à merveille, si tant soit peu l’on est dans les dispositions adéquates – pour ma part, fin d’après-midi mélancolique, volets fermés et cœur au bord du gouffre, l’habituelle estivale solitude parisienne –, évoquant feu Julee Cruise, les Cocteau Twins et, de manière générale, un americana planant néanmoins dépressif, à l’image de The Answers To The Questions, que ne renierait pas Cat Power ou PJ Harvey : sommet.

Pour situer le truc, si Cellophane Memories était l’œuvre d’un duo inconnu, l’on crierait au génie et qualifierait ce disque de lynchien. Sauf que là, Lynch est aux commandes. Aujourd’hui, quel type de 78 ans – magnifiquement épaulé par l’envoûtante Chrysta Bell – peut se targuer de sortir un album aussi bon, tout expérimental et exigeant soit-il ? Savourons notre chance de disposer (encore un peu, le plus longtemps possible) d’un artiste protéiforme qui certes s’éparpille mais dont les visions quasi-chamaniques s’avèrent toujours pertinentes. Cellophane Memories est tout simplement beau, très beau, et la beauté, si rare, fait du bien, beaucoup de bien, tandis qu’au dehors le monde moche mugit : à l’abri derrière mes volets fermés, les yeux clos, j’écoute un disque ami.




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