> Critiques > Disque de Chevet



Une fois n’est pas coutume, avec cette chronique, j’ai envie de me raconter...N’y voyez aucune velléité égocentrique, aucune autosuffisance....Juste l’envie de faire un bilan, de tracer les traits d’un autoportrait musical...

Je suis né dans les années 70 dans une cité pluvieuse, grise et morose... Brest comme une petite tranche de France en Bretagne....Une ville militaire vivant autour de, par et pour son arsenal de guerre... Une ville ouvrière, rude, un peu comme des Corons de l’Ouest...

Ces ouvriers, qui au sortir de leur travail le vendredi allaient dépenser leur salaire hebdomadaire au "rade" stratégiquement installé à la sortie de l’Arsouille comme on dit en petit Zef brestois....On "taillait en piste" comme on dit par chez moi... Ce lot d’alcoolisme dans ces familles au matriarcat paralysant... Combien de bordées nocturnes dans les rues interlopes de Recouvrance, avec l’ombre de Mac Orlan et de Prévert....

Brest, c’est aussi une ville reconstruite à la va vite après guerre car détruite à 95 % par les bombardements alliés...Il n’y a pas un brestois né au début des années 50 qui ne vous glissera lors d’une conversation ses souvenirs sur les baraque du Polygone ou du point du jour, ces fameux chalets de bois qui permirent le relogement qui devait être normalement provisoire mais qui devait durer plus de trente ans...

Brest, c’est un port de commerce et de guerre, aux constructions modernes et sans âme, une ville laide et informe....

Prenez la Rue de Siam et ses fontaines comme des pierres funéraires et ses cadavres de bouteilles éparpillés... Descendez vers le pont de Recouvrance... Sous vos pieds, le vide et la mer hagarde avec la Tour Tanguy et plus loin la vieille rue de Saint-Malo et la prison de Pontaniou, vestiges du Brest d’avant-guerre.... Brest, c’est une ville qui vécut plusieurs mutations et qui en vit encore... La disparition progressive de l’arsenal... De ville ouvrière, Brest devint une ville de service à l’identité floue et comme perdue face à elle-même...

Nous, les brestois, des illustres (Miossec, Yann Tiersen) aux anonymes, nous avons en commun ce goût pour un humour des bordures, pour un désespoir qui sourit...

Nous sommes rudes, rudes, oui mais vivants dans nos paradoxes... Brest est laide mais c’est dans sa laideur que l’on perçoit toute sa chaleur, son identité singulière....

Je crois très fort que les endroits influent sur nous autant que nous influons sur eux....

Je crois très fort à la puissance des lieux, à la mémoire qu’ils conservent mais où trouver la mémoire dans une ville où tout a été détruit, où tout a été reconstruit...

Pourquoi je vous parle de cela me direz-vous ? Attendez, vous allez comprendre...

Ecouter de la musique pour moi a été quelque chose de vital, se créer une mémoire dans des lieux sans passé, sans empreinte d’avant....

Je suis né dans les années 70, dans une cité pluvieuse, grise et morose... Ballotté de cité dortoir en cité dortoir, la monochromie de la ville a sans doute imprégné ma mélancolie intime....

Mon premier choc musical, ce sera "Le Beau Danube Bleu" de Richard Strauss... J’y sentais déjà une note bleue qui me vrillait les sens....

Il y eut aussi Joe Dassin et son "Salut Les Amoureux" frondeur... Françoise Hardy, Brel, Brassens, Ferré comme tous les gamins de ma génération, écouté de loin sur l’autoradio cassette grésillant de la vieille R12 verte de mes parents....

Je me rappelle de cette phrase de Brel, "Le petit chat est mort", qui me faisait pleurer à chaque fois....

Je crois bien que c’est à ce moment là que je perçus inconsciemment le plaisir paradoxal à ressentir une tristesse ou un ennui indéfinissables...

Je suis convaincu que ces premières écoutes même fugaces constituent les fondations de ce que je suis aujourd’hui...

La ville de mon enfance et de mon adolescence n’existe plus mais par sa force d’incarnation, la musique que j’écoutais ces années-là me ramène en d’autres temps...

C’est naturellement que je me suis intéressé à une certaine scène que l’on qualifie de Post-Punk... A l’époque, on disait Cold Wave...

Je me rappelle encore ce moment où mes parents, pour me faire patienter pendant qu’ils allaient faire les courses, me laissèrent chez un disquaire de la galerie marchande...

Je me rappelle encore du regard amusé du disquaire me voyant arriver dans la boutique... Je me rappelle encore de mon émerveillement face à cette pochette sur fond noir dans des teintes anthracites avec ces mots que je ne comprenais pas à l’époque, "Love Will Tear Us Apart"....

Je sais que ce jour là, cette écoute de la voix spectrale de Ian Curtis modifia le cours de ma vie... Sans doute, mes chemins , depuis parcourus, auraient été bien différents sans cette rencontre avec ce disque ce jour là dans ce magasin....

Pourquoi cette musique me parla autant ? Je ne peux le dire...Peut-être ce son sec et glacial me rappelait ces immeubles gris et tristes, ces lignes d’horizon relatives barrées par d’autres tours HLM et encore d’autres tours HLM.... Je me rappelerai toujours la première fois où j’ai entendu "The Eternal" de Joy Division comme la certitude d’avoir rencontré un parent perdu de vue... Et cette voix de Ian Curtis qui me scrutait du haut de ses éternels 23 années....

"Raging Souls" de Minimal Compact est de ces albums qui m’ont forgé... Combien de fois l’ai-je écouté cet album avec sa pochette abstraite et austère ? Je ne saurai le dire....

Que dire de ce groupe qui n’a déjà été dit... ? Formé à Tel Aviv à la fin des années 70 par Malka Spiegel (Madame Colin Newman de Wire), Samy Birnbach et Berry Sakharof, Minimal Compact sort son premier album, "One By One" en 1982 aujourd’hui augmenté de l’EP qui contient l’un de leurs titres les plus connus, le robotique "Statik Dancing"....

"One by one " est glacial mais mêle déjà des sonorités moyen orientales à leur Cold Wave Martiale.... Ce qui deviendra quelque part la marque de fabrique du groupe...

En 1984, ils reviennent avec "Deadly Weapons" aux textures plus synthétiques et à la mélancolie encore plus affirmée....

C’est donc en 1985 que sort "Raging Souls", produit par un certain Colin Newman.... Avec ce troisième album, les israeliens s’éloignent un peu de la seule Cold Wave....

En ouverture, ce "The Traitor" un brin daté en termes de production mais dit on de la musique du Moyen-Age qu’elle est datée, de Bach, de Schoenberg ou de Berg... Chez Minimal Compact, il y a toujours un combat entre le mystique et le profane, entre le baiser de Judas et les chambres sombres... Ici, c’est un peu la rencontre improbable de Led Zeppelin (d’ailleurs repris ensuite par le groupe) et le Virgin Prunes de Gavin Friday...

"I can’t tell you how things should be how to feel or who to see I just watch your eyes full of sand nowhere to crawl nowhere to run"

Combien de fois j’ai pu chanter ces mots, ce "My Will" qui me hante encore aujourd’hui ? Cette voix en contre-point de Malka Spiegel, ces lignes de basse, cette batterie omniprésente...

Bien souvent quand on parle des années 80, on ne s’attarde pas trop sur le sujet y voyant surtout de musique pour garçons coiffeurs qui martelaient leur clavier de melodies simplistes et indigestes... Dire que c’est faux serait injuste mais dire que les années 80, cela n’a été que cela, c’est encore plus injuste.... Quid de The Apartments ? Quid de Prefab Sprout ? Quid de Tuxedomoon ou Minimal Compact qui mêlèrent des sons provenant des musiques du monde à leur univers citadin et moderne ? Cela semble comme une évidence de parler simultanément de Tuxedomoon et de Minimal Compact tant leurs démarches respectives sont proches, parfois complémentaires, ce qui explique leurs régulières collaborations, par delà la seule raison d’être sur le même label.... Prenez ce "This World" orientalisant et écoutez ensuite "The Stranger" de Tuxedomoon et vous comprendrez....

Chacun d’entre nous a ses titres qui lui font monter de l’eau dans les yeux... Je ne fais pas exception à cette règle même si les garçons ne pleurent pas comme dirait Tonton Robert... Pour moi, c’est "Nightporter" de Japan et... "When I Go" de Minimal Compact .... Cette chanson est une berceuse accidentée, une faille béante que l’on remplirait et qui ne se referme pas...Chez Minimal Compact, tout est sybillin, lucide et distant mais en même temps généreux et humain....

Chez Minimal Compact, on sent ce désir de dépasser l’horizon, on sent cette volonté d’élévation... Prenez "Autumn Leaves" comme un cousin de "Disguise" sur "One By One"... Il y a quelque chose de la transe dans la répétition, dans la scansion... Rien d’étonnant donc à ce que Samy Birnbach au terme du projet Minimal Compact parte sur un projet electro avec DJ Morpheus....

Chez Minimal Compact, il y a toujours quelque chose de lancinant, jouant avec la monotonie et l’ennui, comme cet animal humain qui court encore et toujours dans sa roue inexorable avec la voix blanche de la bassiste sur "Returning Wheel". Regardons ces corps éteints dans ces lits aux draps sales, regardons la lumière de la bougie qui vacille, regardons la panique monter à travers le rideau et le jour qui ne veut pas se lever sur nos "Raging Souls"...

"Bodies on a used-up bed candles lit the room tongues that lick the wounds while stairs steps from love supreme into hate and gloom"

Il est toujours étrange de ressentir le frisson, l’excitation à l’écoute d’un titre dont on ne comprend un traître mot comme ce "Sananat" en Yiddish avec ce paradoxe de mélancolie dansante.... Vient le presque électro avant l’heure "Shouts and Kisses" qui pourrait presque faire penser à leur contemporain Yello avec cette folie étrange, dérangeante....

"Raging Souls" est de ces albums qui ouvrent l’horizon, qui créent de la mémoire pour toutes ces personnes venant de lieux incertains sans passé, sans pierre qui rappelle ceux qui étaient là avant nous, sans ces endroits où l’on sait où d’autres ont vécu... Des ruines, des gravats naissent les errances... Des ruines, des gravats naissent les envies d’ailleurs...Des ruines, des gravats naissent des envies de mémoire.... Pour moi ce fut cette musique et ces temps perdus, ces évidences d’être un et un seul....




 autres albums


aucune chronique du même artiste.

 interviews


aucune interview pour cet artiste.

 spéciales


aucune spéciale pour cet artiste.