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Je me suis souvent demandé quelles sensations avaient pu envahir les premiers lecteurs des dynamiteurs de langage en tout genre. Comment le premier type qui est tombé sur les vers vénéneux d’un Artaud a-t-il pu tenir debout ? Celui qui a un jour découvert sur papier les obsessions d’un Lautréamont ou d’un Céline a-t-il senti le battement de son cœur s’accélérer dangereusement ? A-t-il eu l’impression d’avoir absorbé à son insu une drogue quelconque ? Qu’ont bien pu dire les premiers auditeurs à l’écoute attentive d’un texte composé en écriture automatique et asséné par une bande de surréalistes déchainés, ou de la déclamation d’un texte cut-up récité par un poète beat défoncé ?

Que dire ? C’est un peu ce que je me suis demandé à l’écoute de la troisième sortie de l’année (après Drei et 4) du duo composé de Fred Debief (Brou de Noix, Bazaar, Ascalaphe) et Thierry Lorée, un album qui propose une relecture en musique de six textes de Claude Pélieu ; ce poète qui a connu, fréquenté et traduit les Ginsberg, Burroughs et consorts est considéré comme le « seul poète beat français ». Un univers riche dont on voit bien le lien et l’affinité avec les recherches sonores et langagières du groupe : liberté absolue de ton et de parole, expérimentations assumées, poésie tour à tour contestataire, spirituelle, violente, mystique ou surréaliste, lucidité à fleur de peau, transe verbale, mots crus. Au cœur du travail de Pélieu, le cut-up comme nouveau vocabulaire d’un monde éparpillé, en morceaux, la langue d’une société qui s’est désunie, démembrée elle aussi, des bouts de phrases amputés pour dire l’effondrement intellectuel, les vies et la cité démantibulées, les puzzles mélangés de nos consciences, le collage pour dire la faillite de système que l’on tente de rafistoler sans prendre la mesure du problème.

Alors bien sûr aujourd’hui on a déjà eu tout ça, des transgresseurs grammaticaux, des inventeurs de langage, des joueurs de mots, des empêcheurs d’écrire et de parler en rond, et pourtant la déflagration est réellement et profondément intense à l’écoute de ces six superbes morceaux. Cela tient pour beaucoup à l’écrin musical sur mesure composé par lufdbf qui parvient à mettre à nu la force de ces superbes textes : un mélange détonnant, redoutablement efficace et accessible de boucles et mélodies claires, de nappes électro qui s’infiltrent comme un crachin persistant, de silences assassins, de ruptures brutales et d’électricité rampante. À l’image de la discographie du groupe qui, aussi exigeante et parfois expérimentale soit elle, ne sombre pas dans l’hermétisme bien au contraire.

Le ton est donné dès la première seconde quand la voix grave de Fred Debief crache sa « Soupe de lézard » à la figure d’un monde en décomposition sur un tempo doux et une guitare légère où pointent déjà quelques rafales électro et éclats de métal. Sur cette première partie du disque les musiques possèdent une évidence mélodique presque pop : quoi de plus redoutable et pervers finalement pour mettre en valeur et faire entendre les mots crus du poète (« Les nouveaux esclaves produisent consomment et chient. "Economie solide", prospérité-Prozac. Forçats adipeux trop bien nourris, siglés, ciblés, clonés, pixellisés, gesticulant sous les écrans géants. J’en fais partie. »)

L’anaphorique « Que dire » tourne en boucle et rejoint dans ma tête la liste des tubes potentiels qui ne le seront probablement jamais que dans mon cœur et propose une fausse accalmie, immédiatement reprise à la volée par un « Poèmes éparpillés » entêtant constat sans concession (« Télé couleur - le speaker trop maquillé dévide un flot de paroles niaises – haine mépris, mensonge, propagande, publicité, poison, convoitise, baratin religieux, avarice, marchandise-sexe, spectacle, violence, le rêve illimité made in U.S.A ») même si la tentation de l’apaisement affleure (« Je cherche la Voie, la Paix, ces ponts d’instantanéité et d’éternité »).

La deuxième partie s’enfonce dans un univers musical plus sombre, plus inquiétant, plus audacieux, plus dissonant parfois : le mystique « Requiem pour 7 astronautes » et ses échos africains, « Le temps déborde », violente accélération d’un hyper-temps pressé d’en finir et son pouls électrifié, pour terminer en beauté avec un trip grandeur nature et les montagnes russes sans fin d’un « Indigo Express » labyrinthique et halluciné (« Sur la corde raide des mecs se défoncent avec du corail noir », « Jonquilles & fougères, cartes-postales & photos, à perte de vue, ormes, hêtres, noyers, érables peupliers, buis, houx, platanes, sapins, saules et l’ombre repue des bruits de la rue traverse le ciel clouté d’étoiles de mer. »)

Que dire d’autre ?

« Que dire, un poème n’est jamais fini (…) Que dire quand tout a été su et désappris »

Que dire sinon que c’est singulièrement inclassable et singulièrement beau.