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Du Velvet à The Cure, de « Popsong » à « Loveless », de Th’ Faith Healers à Songs : Ohia, Fleuv (alias Lionel Fraisse) raconte son parcours de la même façon qu’il compose ses chansons : généreusement, personnellement, toujours dans un souci d’honnêteté et de justesse.

ADA : Tu habites à Notre Dame de Sanilhac. Peux-tu nous résumer ton parcours, ton entrée dans la musique, tes premiers émois musicaux ?

FLEUV : Mon entrée dans la musique, elle est très facile à raconter. J’étais lycéen. Un soir que je parcourais la bande FM sur mon beau radiocassette, je suis tombé sur une émission de radio, « Trouble-Fête ». Ce que j’ai entendu a été une pure révélation. J’étais dans tous mes états. Je n’en revenais pas. Maintenant, je sais ce que diffusait l’émission. C’était pour l’essentiel la compilation « Lonely is an Eyesore » de 4AD. Mais, à l’époque, c’était juste un miracle. Ensuite, j’ai réécouté RTF le même jour à la même heure, et puis le plus souvent possible. J’ai eu assez vite rendez-vous avec des émissions. J’ai fait chauffer le radiocassette. Et c’était génial. J’ai des souvenirs précis. La première fois que j’ai entendu « Venus in Furs » du Velvet (fascinant) ou « The Ballad of Candy Valentine » de Jad Wio. J’ai tout découvert comme ça. La pop, noisy, claire, luxueuse ou low-fi (enfin, avec les cassettes, c’était surtout low-fi par la force des choses), la new-wave, le punk, le rock alternatif, le batcave comme ils disaient, et j’en passe. C’était foisonnant. Un nouveau monde. Petit à petit, j’ai appris, et longtemps après j’ai fini par pouvoir me permettre d’acheter quelques disques. Et je continue à en acheter (à l’ancienne, pour les arracher au flux) entre découvertes et fidélités. Je reste très accro.

Sinon, pendant une dizaine d’année, j’ai animé une émission sur Radio Périgueux 103, jusqu’à ce que la radio cesse d’émettre faute de munitions. L’émission s’appelait « Popsong » d’après un morceau bouillant de Th’Faith Healers. J’aimais beaucoup programmer. En toute liberté, au dernier moment. Comme un chemin, un chaos, une découverte. Une saveur chaque semaine. Rien de fade. Essentiellement à partir de ma discothèque mais aussi avec des nouveautés reçues par la radio.

Et pour ce qui est de faire de la musique, c’est peut-être une idée un peu romantique mais il m’a toujours semblé que cette musique était une invitation à ce que chacun se sente légitime à prendre un instrument et à aller chercher sa propre musique, en ajoutant sa voix singulière aux autres voix singulières. Et, pour tout dire, c’est encore ce que je ressens. Alors, j’ai eu d’abord une basse. J’ai joué en duo. On a fait des démos. Sous le nom de Soon (avec un ep sur vinyl blanc sorti chez « Candy Chérie »), puis sous le nom de Makino (avec un ep et un album autoproduits). Et c’est après Makino que je suis parti en solo sur Fleuv. Voilà le topo.

ADA : L’album de Fleuv semble arracher à la vie. Dans quel état d’esprit, dans quelles conditions as-tu composé ces chansons ? Parce que, tout de même, c’est sacrément perso, ce que tu écris…

FLEUV : J’étais fermement décidé à faire un disque brut. J’en avais besoin. C’était une réaction et une nécessité. Je voulais ne rien utiliser d’autre que les prises enregistrées dans le feu de l’action, sans finasser. Et effectivement, je n’ai rien réenregistré. Même si parfois j’y aurais peut-être gagné sur la production. Mais je suis resté dans cette sorte de radicalité vivifiante. Et c’est vrai, ce que j’ai écrit est très personnel. Pour moi, ça faisait un tout.

ADA : Avais-tu, dès le départ, l’envie de mélanger électro et rock ou bien tes compos t’ont-elles entrainé vers de nouveaux horizons musicaux ?

FLEUV : J’avoue que j’ai toujours eu du mal à vraiment distinguer les différents styles de musique que j’écoute. Pour moi, tout n’est qu’une question de sensibilité à ce qui se dégage d’un album, d’un morceau ou d’un groupe. Et ce que j’aime, c’est la singularité, la personnalité, la saveur. Du coup, j’ai mélangé, c’est vrai. Mais c’est surtout une envie d’instruments, de textures sonores. Je n’ai pas vraiment l’impression d’être allé vers de nouveaux horizons. C’était juste comme ça.

ADA : L’album de Fleuv est, à mon sens, très introspectif. Un disque monstrueusement intime. Penses-tu, comme moi, que l’honnêteté et le don de soi priment avant tout dans l’écriture d’une chanson ?

FLEUV : Je crois que s’il n’y a pas cette mystérieuse évidence, cette honnêteté, ça donne de la mauvaise soupe, sans nerfs, sans profondeur, sans vie. Ça colle, c’est gluant. Et je crois bien que j’ai un détecteur pour ça ; et quand il se déclenche, c’est du dégoût que je ressens. C’est insupportable. Même quand c’est moi qui me fourvoie. Je crois que ce qui compte, au fond, c’est l’inspiration. C’est elle qui donne une impression d’évidence parce qu’elle surgi, parfois dans la douleur, parfois facilement, peu importe (pour celui qui écoute, du moins). Et finalement, cela transcende les formes de musique. C’est ainsi que l’on peut à la fois aimer les chansons légères d’Heavenly et celles, à se flinguer, du « Ghost Tropic » de Songs : Ohia. On ne les aime pas de la même façon ni au même moment. Mais c’est du vrai. De la vraie légèreté, de la vraie noirceur. On se sent en confiance. C’est difficile d’en parler. Et je dois admettre un attachement particulier pour les musiques les plus intimes, les plus habitées, voire les plus sombres. Mais j’aime aussi beaucoup la pop inspirée. Ce que je n’aime pas, en tout cas, c’est la musique qui se limite à l’exercice d’un savoir-faire.

ADA : Avais-tu certaines références en tête durant le travail d’écriture ? Je pense à Taxi Girl ou à Felt…

FLEUV : J’adore Taxi Girl, particulièrement l’ep « Cherchez le Garçon ». Plus que des références précises, j’avais plutôt en tête un certain état d’esprit. Un état d’esprit qui me semble d’ailleurs irriguer particulièrement une certaine musique indépendante française. Quand il y a une liberté, une singularité qui confinent à de la radicalité. Et c’est franchement assumé. C’est intense, c’est bizarre, c’est profondément personnel, sensible et souvent inclassable. J’aime ça. Alors oui, Taxi Girl, et bien sûr Dominique A avec « La Fossette », et même Marquis de Sade, les Bérus ou Lighthouse dans un autre genre. Mais cet état d’esprit existe aussi ailleurs. Il n’y a qu’à penser au Velvet Underground ou à Jesus and Mary Chain. C’est comme une internationale de ceux qui suivent leurs propres chemins. C’est comme ça que je conçois l’indépendance en musique.

ADA : Dans tes mots, as-tu peur de trop en dire sur toi ? De trop en révéler ? Je te pose cette question car tes textes (géniaux) exigent plusieurs écoutes avant d’en percevoir le sens…

FLEUV : Je ne crois pas avoir eu peur de trop en révéler. Il était évident pour moi que rien ne serait révélé ou expliqué. Mais aussi que beaucoup serait exprimé. J’avais dans l’idée de jouer avec les ombres pour gagner la possibilité de la sincérité. Ces textes sont parfaitement limpides pour moi (et je pourrais donc tout expliquer… sous la torture). Pour les autres, il me semble que mes textes peuvent être du domaine de la musique ou de l’image. J’avais le désir qu’ils évoquent, donnent à ressentir, à percevoir confusément mais avec justesse, ce que j’ai pu y mettre sans que je l’ai explicité. Cela correspond finalement peut-être à mon rapport aux textes des chansons. J’ai tendance à ne pas m’intéresser vraiment à leur sens, et plus à les ressentir. J’ai une écoute assez impressionniste en fin de compte. Mais je crois qu’un texte n’a d’impact, même impressionniste, que s’il a un corps. Ceci dit, j’apprécie aussi au plus haut point les textes en français mais je suis affreusement exigeant. Et peut-être que j’ai aussi du goût pour le mystère ou même l’allégorie. Alors je ne sais pas trop…

ADA : Il s’agit d’un album artisanal (tu confectionnes toi-même les envois CD). Comment vis-tu le règne de l’autoproduction ? Personnellement, devoir à la fois gérer la promo, les contacts et les relances, cela me gonfle à mort…

FLEUV : Franchement, la promo, ce n’est pas mon fort. Ce n’est même pas de la promo que je fais. Mon idée, c’est juste de faire l’effort de diffuser mon disque pour lui donner une chance de compter pour quelqu’un. Ce n’est pas un disque pour les foules. Je suis peut-être un rien désabusé mais je ne crois pas que ce disque émerge du flux. Je suis conscient qu’il demande qu’on l’écoute plutôt qu’on le juge d’emblée ou qu’on le classe. Il est bizarre, non, ce disque ? Il ne part pas gagnant. A une époque, ça m’angoissait un peu. Mais maintenant, non. Ce n’est pas grave. Et les retours positifs m’enchantent sans mélange. Et puis, j’aime bien le côté artisanal et le résultat garde un caractère d’intimité. En plus, je le trouve assez beau en cd, dans son genre. Et ce n’est pas comme si j’en confectionnais des tonnes. Ce n’est pas l’usine. C’est à ma mesure. C’est à contre-courant de rester à sa mesure. Et le contraste avec le fait que le disque soit disponible (en cd, en téléchargement et en streaming) par l’intermédiaire d’Internet, dans le monde entier, est aussi assez savoureux…

ADA : Comment se passe les retours depuis sortie de l’album de Fleuv ?

FLEUV : Le disque a été programmé dans l’émission « Autre Chose » sur Plus FM et sur « Radio Panik » et le sera, a priori, dans l’émission « Vertigo » et sur « Radio Ballade ». Et, jusqu’à présent, l’album a été chroniqué dans « A Découvrir Absolument » et dans « Zicazine ». La première chronique, fort enthousiaste (il me semble qu’on peut le dire), a été une immense surprise pour moi. Et la deuxième aussi. C’est vraiment cadeau. Ça me fait plaisir pour mon disque. C’est un peu comme si j’oubliais que c’est moi qui l’ai fait. C’est comme si ces huit morceaux ne m’appartenaient plus. Et je suis heureux qu’on leur rende justice, qu’on les aime. Oui, ça me fait plaisir pour eux. Et je dois dire que c’est aussi vraiment très encourageant pour moi. A part cela, le disque a eu une chronique dans le forum de « Magic ! » du mois de janvier. C’était une bonne surprise, là encore. Et puis j’ai découvert une chronique en hébreu. Une chronique très chaleureuse, si google translate ne s’est pas emmêlé les pinceaux. Ce n’est pas la quantité mais c’est la qualité. Non, sérieusement, comme je le disais, je ne m’attendais à rien, et ces chroniques c’est du plus. Vraiment, j’apprécie.

ADA : Envisages-tu une suite immédiate ? Autrement-dit : vers quels genres de chansons te porte actuellement ta muse ?

FLEUV : Tout de suite, j’ai envie de mixer et de « sortir » des chansons très différentes. Ces chansons m’amusent. C’est un peu dans le genre Young Marble Giants mais juste un peu. Je songe à faire ça incognito, avant de reprendre Fleuv.

ADA : Et si tu devais résumer ton Top 10 albums et / ou chansons, cela donnerait quoi ?

FLEUV : Dur ! Dix albums ! Très dur ! Par curiosité, je me suis amusé à compter combien de groupes comptaient vraiment pour moi, de combien de groupes j’aime réécouter les albums, encore et encore. J’en ai trouvé un peu plus de deux cents ! C’est fou, non ? En même temps, ce pourrait être pire. Si je n’étais pas aussi difficile. Alors, un top 10... Je vais essayer de ne pas trop penser aux disques que je ne citerai pas, je vais le faire à l’instinct et quand j’arriverai à dix, j’arrêterai. Donc :

The Cure – « Seventeen Seconds », « Faith » et « Pornography » ; essentiellement, mais pas que…

Joy Division – “Closer”

My Bloody Valentine – “Loveless”

Dominique A – “La Fossette”

Alt-J – “An Awesome Wave”

Logh – “North”

Smog et Bill Callahan (c’est comme un très long disque)

Songs : Ohia (là encore, cela ne compte que pour un immense disque)

Chokebore – “Black, Black” et “It’s a Miracle”

Velvet Underground

Marc Seberg – « Le Chant des Terres » (c’est vrai : l’hiver dure trop longtemps)

Aïe, aïe, aïe, j’en ai mis dix. Non, onze ? Ah. De toute façon, ça reste un crève-cœur. Ce qui manque donne le vertige : The Smiths ! David Bowie ! T Rex, Blonde Redhead, les Cocteau Twins, Field Mice, Ride, Nick Drake, Pavement, JL Murat, Slint, Teenage Fanclub… ok, ok, j’arrête…

ADA : Ton bilan de l’année 2013 et tes espoirs pour 2014 ?

FLEUV : Côté musical, je suis resté en prise avec ce qui a pu sortir mais j’avoue que, pour ce que j’ai écouté à cet instant, il n’y a pas eu de pur et franc enthousiasme. J’ai quand même trouvé de quoi nourrir mes appétits de musique. Le Arcade Fire, riche mais peut-être un peu en-deçà des deux précédents. Le Daft Punk, jouissif mais presque un peu retenu. Le dernier Lisa Germano est vraiment bien, habité, inspiré, j’aime beaucoup. Le Nancy Elizabeth, le dernier Bill Callahan et le Hospital Ships sont aussi très réussis. J’ai beaucoup écouté les rééditons des Bérus (le « Macadam Massacre » m’a vraiment bluffé). Il y a eu aussi l’album de Gratuit, le dernier Suuns et même le Midlake et le Mazzy Star. Et puis, pas mal d’autres finalement… Il m’en reste aussi quelques-uns qui attendent que je les écoute (Laura Veirs, Forest Fire, Detroit…). Et pour 2014, on verra bien ! Côté Fleuv, 2013 a été l’année où j’ai enfin terminé ce premier album. Et cela me remplit de joie. Et j’ai faim de 2014. J’espère en faire une année bien vivante, bien remplie, surprenante et dense.

ADA : Tu écoutes quoi, en ce moment ?

FLEUV : Tout de suite, je découvre le premier ep de Live Skull. J’aime beaucoup. J’ai aussi commencé à écouter le « RDV Drague » de Summer (tu connais ?) et je ne suis pas près de l’épuiser. Ce disque exerce une sorte de fascination. C’est comme regarder un feu, ça brûle la figure mais on reste là, à regarder. C’est étonnant. Et puis, je tourne sur des disques que j’ai commencé à écouter récemment. Il y a des périodes comme ça où j’ai besoin de nouveaux visages. Explosion in the Sky, Boards of Canada, mes disques 2013. Mais j’ai aussi réécouté le premier Collection d’Arnell-Andrea, le premier Foals et Dälek.



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