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Le weekend dernier, j’ai eu la chance d’assister au concert de lancement de ’This Is Broken Folk’ , premier album en sept titres des Lunatraktors, à Margate dans le Kent. Ce que j’y ai vu et entendu m’a convaincu que ce groupe est essentiel, rare. C’est savant et sauvage, réfléchi autant qu’entertaining, généreux, émouvant et énormément musical. Un grand art de la scène. Du grand art tout court.

Je ne suis ni leur attachée de presse ni leur manager. Je les aide comme je peux sur la France, avec mes quelques contacts.

En 1989, je croisais le chemin d’un groupe, Giant Sand. De cette Amérique qui allait devenir mon pays pendant trois décennies, je saisis alors la fragilité et l’isolement à travers la manière dont Howe Gelb composait avec les mythes de l’Ouest. Aujourd’hui, je vis dans un autre drôle de pays, l’Angleterre (celle du Brexit, oui) que je cerne mieux grâce aux Lunatraktors. En effet, ces deux groupes, qui me séduisent autant par leur assurance stylistique que leur prestance scénique, ont la même approche libre, joyeuse, expansive, fureteuse et introspective de leurs terroirs respectifs.

J’aimerais pouvoir vous décrire ce concert, court de deux heures, sous toutes ses coutures. Il était dense, complexe (érudition des genres et des époques, proposition autant artistique qu’éthique) mais pas seulement. Car les Lunatraktors, païens, mais pas paillards (ce sont des Anglais, après tout), donnent à ressentir - et prennent - un vrai plaisir sensuel à leur performance. Leurs voix sont surprenantes (celle de Clair une merveille de textures, des bas les plus graves du throat singing aux sifflets les plus haut-perchés en overtones). Leur expressivité est époustouflante, l’un comme l’autre pantomines, drama queens, bateleurs, et divas mêlant comique et tragique.

Les Lunatraktors sortent armés de leur coquille de ’nouveau groupe, premier album’.

Clair Le Couteur (utiliser they, le pronom) est trans* / national / culturel / temporel / discipline / genre. Il a quelque chose d’un Ian Curtis, ce grand cassé, qui aurait enfilé la bure des Carmélites pour faire résonner ses messes sauvages dans une cathédrale en feu où rode le spectre de Lindsay Kemp et résonnent encore les avertissements de Hamlet.

Carli Jefferson (utiliser she) percussionne, invente des motifs de frappe, fait claquer ses pieds et porte le voile d’un art singulier, multiple, éclairé et jouissif. Son corps se bat avec les armes de la joie et de l’exubérance contre les armées de l’ombre et ses corbeaux (’Black Raven’, le premier titre sur l’album :

Old Black Raven, is there a reason Why you were sent to me ?

Fly down here and whisper me your secret / Whisper it into my ear.

Pourquoi un duo de voix et percussions ? Et si on nous enlevait tout, toutes nos technologies ? Que nous resterait-il ? Nos corps—c’est suffisant et c’est énorme, affirment les Lunatraktors.

Clair transmet en savant fou. Décomplexé, il secoue les puces à Cohen autant que Dylan, remonte à leurs sources, les révèle et les sublime. J’en ai pleuré.

J’ai beaucoup ri aussi. Le music hall et le vaudeville, le queer cabaret. Carli vient de tout ça. Performance research. Alt-folk & psychedelia. Toutes ces pratiques actuelles (anglo-saxonnes) sont confondues dans Lunatraktors. Artefacts & installation, channeling, folk horror, Live Art.

Les harmonies et les beats (percussions, claquettes, body drumming où le corps est caisse de résonance) viennent du hip-hop, du flamenco et du jazz. Les paroles et les mélodies proviennent du keening, des sean-nós, de l’art punk, de la slam poetry et du blues. Tout ça se mêlent avec une énergie époustouflante. Leurs concerts sont des rites, incantations punks et coups de rage du clown. Et les voix ? Celles de Clair et Carli se jouent des genres (l’une de grave devient soudain aigu, l’autre d’aigu grave).

Clair Le Couteur et Carli Jefferson—toute une histoire, ces deux-là !—transportent et transforment ces chansons d’un autre siècle finalement pas si différent du nôtre. ’Maggie May’ condamnée au bagne pour une bagatelle, les prisonniers politiques de ’The Catalpa’, ’Jim Jones’ le braconnier, ’Arthur McBride’ recruté de force dans l’armée, ’Jack Donahue’ bandit de grand chemin... figures folk des chansons traditionnelles anglaises, irlandaises et australiennes du 19ème siècle auxquelles Lunatraktors redonne la parole. Colonialisme, impérialisme, violence des guerres, des frontières et des injustices sociales. On ne réchappe pas d’un concert des Lunatraktors sans avoir senti l’aile noire de l’Histoire.

"Everything is broken. The system is broken. Language is broken. Tradition is broken. Time is broken." (liner notes de l’album).

Folk ? Définition, en anglais britannique : people in general. Oui, le folk est enragé.

And one dark night, when everything is quiet in the town,

We’ll kill the tyrants one and all, we’ll shoot the oggers down. We’ll give the law a little shock.

– remember what I say – They’ll yet regret they sent Jim Jones in chains to Botany Bay.

Voilà. Leur album m’avait convaincu. Ce concert le confirme. Ils sont rares. Ils sont humains. Ils sont prêts.

Sortie de l’album ’This Is Broken Folk’ le 18 Mai 2019. En tournée en France le 21 Mai The Window (Paris), 22 Mai L’International (à confirmer, Paris), 23 Mai Cour87 (Nantes), 24 Mai Toloache (Paris), 25 Mai concert en apart’ (Paris).




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