Le grand avantage qu’il y a de laisser la caravane passer et cravacher et s’embourber, et là on parle d’un opus paru en juin dernier, c’est d’observer l’éternelle scission entre médias mainstream, financés par la publicité et nourris d’entresoi – qui s’efforcèrent de tisser des louanges à propos du huitième album des islandais de Sigur Rós – et les plus obscurs, et néanmoins actifs webzines, dont les chroniqueurs n’ont aucune fesse économique à embrasser, puisque peu lus et écrivant gratuitement, sans nul autre objectif que le partage et la flatterie égotique qu’il y a de se croire voix pertinente, pour qui ÁTTA faisait figure d’épouvantail passéiste à l’inspiration peu évidente.
Jusqu’à la montagne déroutante mais géniale que fut Með suð í eyrum við spilum endalaust (2008), bourré jusqu’à l’os de tubes pop inattendus pour un groupe qui privilégiait le chant des baleines synthétiques et les climats vaporeux, et le générique de fin du dessin animé Dragons (2010), les Islandais restaient l’apanage des amoureux de chansons absconses et anguleuses, à la langue imaginaire et à la beauté évidente mais peu partagée ; ils ne pourront que se réjouir du départ du batteur Orri Páll Dýrason, dont l’absence sera compensée par l’utilisation accrue de cordes noyées de réverbération.
S’ouvre désormais un boulevard pour le chant et les synthétiseurs, livrés à eux-mêmes et tutélaires de la marque Sigur Rós, qui nous ramène à des débuts somme toute assez discrets, pour qui a la mémoire accrochée aux tympans. Quand on y repense, ce qui a fait le succès de Jón Þór Birgisson et ses comparses, c’était justement leur géniale capacité à faire corps avec le silence, dans une époque verbeuse, coincée entre la fin d’une certaine idée du rock et le début de l’ère électronique, qui allait tout embuer d’une immédiateté morbide.
ÁTTA n’est rien d’autre qu’un retour aux sources, magnifié par l’expérience et les trajectoires aventureuses d’un groupe merveilleux, jamais avare, qui du bout des doigts et mené par un touchant chant majestueux, tient en haleine les rêveurs aux yeux ouverts que nous sommes : Klettur est d’une ambition folle, organique et démesurée, et chacun des titres de ce nouvel album porte son lot de morts éveillés et de souffrants en attente de lumière.
Oh bon sang, cette beauté frappe et happe et emporte. Dix titres admirables desquels il n’y a rien à jeter, hormis notre propre impatience : parfois, l’auditeur existe contre l’œuvre, pour telle ou telle raison, attrait du passé, mauvais contexte, attente non satisfaite, cerveau fini à a pisse, attirance pour le mauvais esprit, sens critique à géométrie variable, mais là, je le grave dans le marbre, ce nouvel album de Sigur Rós est un pur chef d’œuvre, d’une beauté inaltérable et définitive : bande-son d’un énième été solitaire et réflexif, au bout duquel, comme chaque année, je crois idiotement que ma vie va s’améliorer. On sait très bien que je me plante, mais pour le coup je sais quel album m’accompagnera dans la chute de la foi en moi.