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La lecture récente de Néo-classique, vers une musique du XXIe siècle, ouvrage de Coraline Aim consacré à la fin des avant-gardismes et, à compter de la fin des 70s, au retour de la tonalité dans la musique contemporaine, qui voit l’artiste marier exigence et accessibilité, élargissant public et registres au point d’essaimer jusque sur les scènes rock ou électroniques, d’Agnès Obel à Aphex Twin, m’aura tout autant passionné – la playlist proposée, même si discutable, est gargantuesque – qu’agacé, en raison du gloubi-boulga conceptuel qui en enrobe la réflexion. Le Yann Tiersen du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, oui. Richard Clayderman, non. À arpèges dégoulinants égaux, l’un est néo-classique, l’autre banni du royaume du bon goût : pourquoi ?

J’ai mis du temps à répondre à cette vénéneuse question, des semaines peut-être, et un matin sous la douche la conclusion s’est matérialisée en mon esprit brumeux sous la forme d’un bâtiment à haute valeur architecturale, moquettes feutrées et parfaite acoustique, conçu pour héberger aussi bien les symphonies d’Henryk Górecki que les chansons baroques d’Anonhi and the Johnsons ou les DJ sets de Brodinski : la philharmonie.

La philharmonie et sa programmation éclectique, pointue et néanmoins populaire (sauf à considérer le prix des places, mais c’est une autre histoire), expérimentale et rassurante, l’assurance d’un confort auditif indéniable et d’une expérience immersive inoubliable. Créer ex nihilo, voire a posteriori, des courants musicaux, un truc d’intello, vous me direz. On se souviendra avec amusement de la baston lexicale entre trip-hop et növö dub lorsqu’au début des 90s la sinistre Bristol, en fanfare bien mélancolique, fit – sous l’impulsion de la seconde vague menée par Massive Attack, Portishead, Archive et consorts – irruption sur la map de la hype : trip hop a gagné, trip hop restera, qu’en sera t’il de « musique de philharmonie » ?

Après s’être au milieu des 90s transcendé puis rapidement épuisé tant il se transcenda rapidement (bien que Third, le troisième album de Portishead, dont par ailleurs Beth Gibbons est la chanteuse, fut en 2008 une magnifique queue de comète, en partie grâce à la chanson The Rip, tuerie absolue), le trip hop s’est figé, à tel point que même Geoff Barrow, une de ses figures tutélaires et moitié de Portishead, s’en est éloigné et préfère, au sein de Beak>, poursuivre sa fort honorable carrière.

À la suite de sa collaboration avec Rustin Man en 2002 sur Out Of Season, Beth a pris son temps – une décennie d’avanies et de réflexions – pour composer son premier album solo, Lives Outgrown, qui fait l’objet d’un accueil critique et public chaleureux, rappelant celui réservé l’année dernière à PJ Harvey et révélateur du manque que certains artistes peuvent à leur insu générer, quand bien même leurs discographies sont déjà jalonnées de chefs d’œuvre.

Pourtant, le Tell Me Who You Are Today introductif laisse perplexe : il y a du Velvet Underground dans l’air, le bourdon ou les cordes, les harmonies vocales sont flottantes, voire imprécises, et les ponctuations arabo-celtes pas forcément pertinentes, on se croirait chez Harmonia Mundi, l’ennui, le plat, la platitude. Alors certes la production cosignée James Ford est riche, luxuriante et aérée – percussions atmosphériques, violons à la Howard Shore, guitares arpégées –, on retrouve les fameuses grilles d’accords chères à Portishead, avec le changement de gamme sur les refrains (Floating On A Moment, classique), et puis la voix fêlée greffée sur le cœur, inimitable, personne ne chante comme Beth Gibbons, même si les aigus d’antan paraissent lointains. Parfois, trop rarement, les arrangements montrent les dents, comme sur le déstructuré et menaçant Rewind, le tempo s’envole – Reaching Out, dans la lignée du Radiohead de la session From The Basement – et les instruments s’offrent des virées en terres tonales, mais Lives Outgrown dit beaucoup tout en exprimant peu, sauf à considérer que tapisser à coups de ballades sirupeuses la corde sensible de l’auditeur est une fin en soi.

Il y a dans cette « expérience d’écoute optimisée » (je reprends avec malignité la novlangue de Spotify) un creux, une vacuité, une stérilité que je ressentais déjà à l’époque de Portishead : plastiquement c’est parfait, mais où est la vibration ? Tout ceci me ramène aux mornes après-midis passés chez des amis audiophiles lecteurs de Télérama, qui en méconnaissance des préceptes de la composition se flattaient de la qualité du son : le public type d’une philharmonie ou d’un Pleyel bondé ruisselant de bonheur. Je mets ma main à couper (et si elle est coupée, promis je n’écrirai plus jamais de chronique) qu’une fois passé le ravissement grégaire, on reviendra à la raison : si Beth Gibbons est une artiste exceptionnelle, Lives Outgrown n’est pas plus pas moins qu’un album correct mais anecdotique.




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