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...Comment trouver un début pour raconter cette fin... La musique de Jason Molina est une expérience intime, une relation. La mienne a commencé en 2003 quand le meilleur pote que j’ai jamais eu s’est pointé avec cet air qui veut dire "mec j’ai un truc qui va t’retourner". C’était "Magnolia Electric co." de Songs : Ohia, album de transition entre les deux entités.

Ce disque fût un déclic, m’irradiant de sa grâce. Je l’ai écouté tout la journée, la prod est une des plus propres de Songs : Ohia. Le lendemain j’ai foncé l’acheter, et il n’a plus quitté ma platine un an durant. Je l’écoutais religieusement tous les jours. Seuls trois disques ont eu ce traitement de faveur dans toute ma vie (Sin/Pecado de Moonspell, et Greendale de Neil Young dont la simplicité se dévoile encore mieux dans la redondance). Par la suite j’ai voulu remonter l’histoire. D’abord Ghost Tropic, un album quasi opposé au premier nommé, le ghost folk par excellence, une vraie révolution dans la musique écorchée jusqu’à l’os. J’ai compris alors que rien ne comptait sauf le cœur que l’on met dans ce qu’on fait. Le déclic, celui qui m’a fait composer mes premiers morceaux après treize ans de gratouille stérile. Je lui dois donc tout ce que j’ai fait.

J’ai au cours des années réussi à réunir la majorité de son immense discographie. Il a fallu de la patience, Protection Spells et The Ghost n’étant plus disponibles longtemps (j’y pense : merci à Secretly Canadian qui réédite régulièrement son catalogue, ouf !). A chaque disque je prenais un virage mental, que ce soit par l’infinie tristesse de The Lioness, la pureté de Didn’t it rain, Axxes & Ace dont les paroles m’ont forgé. Lui seul pouvait écrire une phrase aussi simple et forte que "Love leaves its abusiers", résumant en quatre mots ce qui m’aurait pris deux pages. Enfin il y eut les disques plus ’lumineux’ de Magnolia Electric Co dont le somptueux What comes after the blues ou Josephine. Ou encore le box Sojourner que m’a trouvé mon cher disquaire La Face Cachée. La plus belle version spéciale de ma collec, coffret en sapin dont la vue me fait un peu mal aujourd’hui.

Que de souvenirs sur sa musique, le premier morceau qu’on jouait avec Violet Bird était une cover de "Night Shift Lullaby" chantée par Jennie Bedford.

D’ailleurs ça aussi je lui dois : il m’a fait connaître Scout Niblett, Bonnie Prince Billy & Alasdair Roberts par Amalgamated Sons Of Rest. Mais aussi Jim & Jennie & The Pinetops, Steve Albini, Secretly Canadian par extension, des découvertes exponentielles, soit la moitié de ce qui fait mon quotidien d’auditeur à ce jour.

Jason brillait en groupe, mais étincelait en solo dans ses abandons magnifiques, dépouillés au possible, extrait d’essence d’âme en diamant brut.

Il allait revenir en Europe pour la sortie du fabuleux Molina & Johnson. J’étais fou de joie...mais l’annulation est tombée comme il tombait malade. J’ai eu peur, lui ai écrit, d’autres ont donné pour l’aider à s’en sortir. Difficilement il se remettait, usant de l’écriture comme d’une thérapie.

Ne l’ayant pas vu, je ne peux donc qu’imaginer. J’imagine par exemple la tête des gens allant voir un concert de Jason pour la première fois sans savoir à quoi il ressemble. Soudain ils voient un mec se lever, l’air de rien. Personne ne lui prête attention, au pire quelqu’un pense qu’un ouvrier se lève pour pisser. Mais le type s’approche de la guitare, s’assoit sur l’estrade. Tout le monde se dit "merde, un mec bourré qui va foutre le bordel". Et puis la voix se fait entendre, la magie opère, oui c’est bien Jason Molina, dont le charisme tient dans toute sa banalité. Un mec comme un autre, mais qui donne tout. Tel un William Wallace précédé par sa légende et peinant presque à faire croire aux autres qu’il est bien celui dont on parle tant.

Depuis samedi je relis tous ses textes, avec l’impression que lui était prêt à ce qui morfond aujourd’hui une grande partie d’entre-nous. "Let me go let me go" chantait-il, de cet album simple comme la fonction du cœur humain, mais aussi complexe que les sentiments qu’il offre. Cette pochette dont le regard est dur à tenir, portant le désespoir d’une solitude infinie à qui il a tout dédié. Il s’imaginait déjà l’au delà : "It’s easier now", "It must be raining there forever", là où il est parti, dans le ghost tropic, avec son hibou en guise d’ange gardien nocturne et sinistre. Il était prêt car il disait "I’ve been riding with the ghost", lui qui s’excusait en chantant "It’s hard to love a man like you". Penser aux autres, s’offrir, devenir le médiateur de la tristesse, la voix de cette indécollable "Darkness" qui lui allait si bien. Il laisse donc une trace profonde et indélébile chez beaucoup. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Parce que son œuvre est la plus honnête qu’il m’ait été donné d’entendre. Poignante car sans artifice, sans mensonge sur la forme car la force du fond l’enveloppait, la précédait. Il mettait son cœur sur la table, le livrait, espérant que personne n’en fasse du hachis mais sans réel espoir. Il chantait sa résignation. Jamais il ne perdait de temps avec ses morceaux, au risque de passer pour quelqu’un qui bâcle. Comme Neil Young, seule comptait pour lui l’énergie dans laquelle il était au moment de composer. Passée cette étape les morceaux n’avaient plus de sens. Alors que d’autres passent six mois en post production, lui était déjà loin de son précédent album et avait bien d’autres choses à raconter, laissant sa musique en friche comme son être, tournée vers d’autres territoires, d’autres désespoirs.

Il nous laisse sa protection, sa voix est une fenêtre, sa musique un refuge. Le 16 mars il s’est éteint. Le soir là avec REG on sortait notre premier disque dont le titre "Calvario Rugoso" me semble aujourd’hui un drôle de présage. Ma bagnole tombait en rade, il y avait une étrange tension partout, et je sais ce qui me fera me souvenir de cette date. The Ghost devait déjà être en train de rôder, "Alone with the owl"...

Je ne t’ai jamais vu et pourtant je te connaissais, tu es le meilleur ami que je n’ai pas eu.



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