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Nonobstant les innombrables et immarcescibles références littéraires injectées dans Kentucky Route Zero, jeu vidéo nourri de clins d’œil culturels hautement respectables (de Carolyn Carlson à Steve Reich), dont les cinq épisodes passionnants et so mélancoliques furent publiés entre 2013 et 2020 évoquent tout autant le réalisme magique (Borges, Kafka, Faulkner) que le southern gothic (le Badlands de Terence Malick), il suffira d’une seule et merveilleuse chanson – Too Late To Love You – pour transformer votre session de gamer solitaire en un – unique, instantané, foudroyant – coup de foudre.

Assis sur votre canapé, manette en main et, aux lèvres, un sourire de ravissement mélancolique, vous assisterez, au milieu de l’acte trois, à un inattendu et nocturne concert de pop shoegaze invoquant tout aussi bien The Cocteau Twins (le chant, poignant) que Beach House (les gammes et la boîte à rythmes, monogames).

Inattendu, parce que, jusqu’à ce climax émotionnel, le sound design de Kentucky Route Zero était minimaliste, ponctué de bourdons collants à la destinée de personnages complexes, de par leurs passés déglingués et leurs funestes destinées, battus en brèche par leurs affects détruits et leurs addictions, glissants vers le chaos sans que personne n’en puisse rien faire et graphiquement réduits à l’état de fils de fer : le parti pris esthétique, dans des 2010s favorisant l’esbroufe visuelle au détriment de l’écriture, même si des Red Dead Redemption, The Witcher et autres The Last Of Us ont replacé la narration au cœur de l’expérience vidéoludique, est fort et fonctionne à merveille, à l’instar d’œuvres underground acclamées telles que Undertale et Hotline Miami – dans un monde dominé par Disney, savoir raconter une vraie histoire est une gageure.

Sous les étoiles clignotantes et le regard aviné de spectateurs somnolents, Jonny et Junebug se lancent dans une complainte synthpop à la beauté désarmante, qui ne déparerait pas dans un film de David Lynch : pour ce faire, l’angelenos Ben Babbit, membre de Pillars & Tongues et collaborateur occasionnel d’Angel Olsen ou de Weyes Blood, faute de disposer d’une chanteuse au moment de l’enregistrement du morceau, a lui-même interprété Too Late To Love You, trafiquant par la suite sa voix, et c’est certainement ce qui fait la grande force de cette chanson étrange, qui balaye du revers de la main genres et anges.

Une brève bouffée d’air avant l’asphyxie, dans une sorte d’americana rétro-futuriste malsaine (le peuple a perdu d’avance et se démène, en quête de sens et de subsistance), telle que mise en scène avec cœur (triste) par Jack London et autres John Steinbeck. Les States crades, impitoyables, superficiels, paradoxalement fascinants, avant les soldes humanistes, frigos XXL et autres bienveillances superficielles.

Il y a par la suite dans Kentucky Road Zero des sommets d’écriture poétique – notamment les scènes de théâtre dans un bar vide, où résonnent des textes inspirés d’écrivains de la dépossession, tels que Sherwood Anderson et John Dos Passos – mais l’habillage sonore confectionné par Ben Babbit est sans nul doute, des pigments field recording aux envolées cold, le fil directeur d’un jeu vidéo qui, à juste titre, aura marqué son époque, et démontre que l’on peut rendre culturellement viable, au sens muséal du terme, un media trop souvent, et comment le lui reprocher quand on voit ce qui plaît à la masse, décrié.




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