« Je fais de la musique dans ma chambre pour que tu puisses l’écouter dans la tienne ». Mémoires d’un jeune dégueulasse : avec un intitulé qui, évoquant ce cher Hank, claque au vent comme l’étendard de la lose drôlatique, Gabriel Kröger nous rappelle à quel point il aime la littérature brute de décoffrage. Sur Vieilleries, EP publié l’année dernière, il adaptait La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, quand sur son nouvel opus il sample Cioran et son De l’inconvénient d’être né. Avec de telles figures tutélaires, vigoureuses et néanmoins lucides, passionnées, parfois désabusées, il faut s’attendre à de biens cinglants constats, qu’ils soient intimes ou universels, les deux n’étant séparés que par une très mince couche de réalité. Mémoires d’un jeune dégueulasse serait le lifting du Journal d’un jeune dégueulasse, sorti en 2020 et qui racontait « l’histoire d’un jeune homme à qui sa propre vie paraît si banale que sa seule solution pour attirer l’attention des autres est d’inventer des raisons d’être triste, jusqu’à mettre en scène sa propre mort ». Des personnages en quête de sens, les livres en regorgent, de Tonio Kröger au journal fictif de A.O. Barnabooth, en passant par le fameux L’homme sans qualités, quoi de plus paradoxalement inspirant ? Accompagné par Kévin Lefranc (guitare électrique), Christopher Gaudin (basse, glockenspiel, chœurs) et Cyprien Loreau (batterie), à supposer que ces musiciens ne soient pas des hétéronymes (coucou Pessoa !), Gabriel Kröger fait preuve d’un cynisme jamais dénué d’auto-dérision (le cynisme, seul, est stérile), œuvrant dans un registre ambidextre, chansons teintées de rock et de folk et d’à-côtés bruitistes, comme sur l’instrumental doom De la mort à la naissance. Grain de folie sur Je déteste les gens tristes, bigarrée ritournelle pop, sur le narratif 24/12/16 ou le conclusif (presque dix minutes) Les gisants. En aucun cas, Gabriel Kröger n’est un jeune dégueulasse, mais il a bien conscience de vivre dans un monde dégueulasse, et ne se prive pas de nous le rappeler.