Va devant que je suis une personne très littéraire, je suis homme de mots, humain de phrases, bercé de poésie depuis qu’on me berce, aussi est-il difficile pour moi d’approcher un travail instrumental, sans le poids des strophes, sans la sensation d’être guidé d’un refrain à l’autre, le besoin de sentir l’acteur ou le biographe caché dans la voix. Sauf si l’instrumental me parle, m’entraîne, conjuguant autrement l’émotion, la bousculade sensitive, créant l’autre narration, le récit par le relief du son, l’autre alphabet. Alors ici je me jette, va devant que je suis sous le charme, depuis que Catherine m’a laissé entrer dans son projet, comme un ami d’oreille et peut être d’heures tardives, charmé par une démarche franche, dangereuse mais si heureuse.
Ceci est un tout autre voyage que ceux auxquels je suis habitué, ceci va plus loin que la chair de poule, jusqu’au frisson même. Voici le Leitmotiv, le début, la source du fleuve voici le retour à l’utérus du son, le big bang de l’émotion. Le mot naissance qui s’éclaire ça-et-là dans les ténèbres qu’elle laisse, puisqu’ils’agit de départ, d’une source au delta, d’un temps à l’autre, dont le destin se trace dans l’éternité, il s’agit de repartir à zéro, naissons.
Entreprendre le voyage
Il y a des radiations, comme quand on observe l’asphalte en pleine canicule, des ondes transparentes sur la lèvre des routes, le monde est capable de se tordre, le monde est capable d’être difforme, atome à atome, la propre vie des particules, l’intimité de l’impalpable, le monde est désormais autrement, plus comme avant, il était temps de prendre les devants, non pas fuir, mais repartir. Il y a eu une année où tout s’est perdu, il faudra le temps de remplir l’espace, et quand il n’est rien, l’espace a tendance à créer des trésors, meubles, images, et chairs. C’est donc cela, Catherine, meubler à nouveau l’absence, retrouver les marques, quelques empreintes laissées au sol de nos peaux comme pistes, et enregistrer, piste à piste, le nouveau monde. Au départ il y a ce quai d’un lieu de naissance qui s’est achevé, on y attend cette lumière d’horizon qui nous emportera, on a des billets pour le lendemain, mais on ne sait pas si on a bien fait sa valise, de quoi aura-t-on besoin demain, n’a-t-on pas toujours cette impression d’oublier quelque chose, cette sensation de manque de matière sous les semelles. Comme on part à vide, on commence déjà à engranger, ces sons de moteurs, cette étrange lumière orange qu’ont les plages quand le soleil s’éteint, le bruit des clefs, Arvo Pärt, Duke, Barbara peut être (n’est-elle pas la matrice des fées actuelles ?)poètes sans domicile mais visités, écrivains en quête d’autres mondes et mensonges, et cette aspérité que laisse le trou d’une cigarette maladroite sur le satin des couvertures, qui donne mémoire au lisse parfait des touches des Pleyel.Tout s’engendre alors, dans cette tête qui renoue avec la respiration, les sons ont éténécessaires, les mots ont un silence utile, il était temps de revivre, il était temps de repartir, sur le quai, l’idée est venu de se laisser envoler, de se laisser pousser comme une feuille par le courant d’air, l’électrique, l’organique, le vital, et de s’alourdir des richesses du détail, ce cliquetis, cette longue plage des landes qui est sonore jusque dans les électrons, cette impression de passage, comme un souffle ressenti sur la nuque. Qu’importe si la valise est restée en terre, pour aller plus loin, il faut êtreléger en bagages. Il y a l’accident qui commence le mouvement, le big bang qui nait d’un doute. A présent, que faire ? On connait les saveurs des salons cossus où le piano gagne à l’avance, les chandeliers sur la cheminée baroque, l’air lourd comme une scène du Mozart de Forman, tant classiquement dégénéré, on connait l’arôme des salles de concerts, l’âpre tabac, l’étau du public, cette mâchoire qui désire dévorer l’instant, et déniche dans les solfèges la lueur du matin suivant, dans une chaste violence qui ne demande que plus encore, et les claviers blancs et noirs évitent le manichéisme d’une mélodie, réside la folie, douce, agréable, des scènes d’on ne sait où, mais où l’on est toujours chez nous. On sait le goût des studios d’enregistrement, cette famille passagère qui se noue dans les câbles, cette communion sage, qui scrute l’horizon sonore pour en découvrir le nord, le sens des aiguilles, ces études tardives pour rattraper le cours suspendu du temps, ces bras qui s’ajoutent, ces oreilles qui jugent, ces avenirs de futurs. On sait trop ces nourritures, on sait trop ces émotions, loin d’elle d’en être dégoûtée, sinon les ajouter, les unir dans une petite pièce de la maison, toutes ces ambiances en un tabouret, qui ira et viendra entre le piano, et le clavier, non, aucun regret, c’est son chemin, sa biographie, son billet d’avion, jusque là. Il est temps de mettre le timon vers l’autre direction, l’inconnu, celui qui se voit par la fenêtre, Paris, Hossegor, le ciel.
Pour voyager, il faut être ailleurs
Les cheveux blancs sont sauvages, peut être plus sauvages sans leurs blondeurs d’enfance, ils sont aussi hirsutes que les chevelures nerveuses de Wagner, ils n’ont de normes, de loi, ni de logiques, sinon celle d’aller où le vent les mène, ils se sont lâchés, trop longtemps figés. Le regard a un rire brusque, qui cherche la raison de toutes folies, il pénètre par effraction gentille dans nos yeux, il y pose des étincelles, puis l’ombre de secrets. La bouche est curieuse, écolière avide de savoir, d’expliquer, et de traduire les heures en temps. C’est le visage de l’art, l’un de ses visages, une accumulation de routes et déroutes qui ont avancé jusque là, dans une harmonie étudiée, jamais contrôlée. Mais la maturité n’est qu’une autre jeunesse, avec ces mêmes remises en questions, ces mêmes besoins de chaos, cette envie d’embrasser, de tendre les nerfs, de se soulever, et d’apprendre à tomber. Alors à ce point du départ, déjà monté dans le cockpit aveugle, on bouscule, on chahute, on entasse dans des chambres désordonnées les mémoires du passé, les acquis, les perdus, les symphonies de Dvorak, les dernières chanteuses écoutées dans un bar la nuit d’avant, les vieux vinyles des ancêtres et les derniers Sufjan derrière un écranpixélisé. C’est de ce désordre que l’enfant devra naitre. On ramasse alors toutes ses affaires, à la n’importe comment, et comme l’on cache la poussière sous le tapis, on cache les émotions ainsi réunies sous la surface de la peau, dans cet espace douillet entre l’épiderme et la chair, entre le frisson et le besoin. Plus tard, petit à petit, on l’agencera comme on range des vêtements dans les armoires, des photos dans des albums, des souvenirs dans nos nostalgies des petits carrés parfaits de mosaïques indisciplinées, ainsi est la mécanique du voyage, la création moment à moment, de paysages inconscients, obtenant le rêve, obtenant la sensation, le bonheur du son. On organise le départ, les papiers en règles où le solfège s’excite comme le premier vol d’un gosse, la trousse de toilette pour laver le visage de ces jours de fatigue, la robe d’été et le cachemire d’hiver, les trêves en cas de guerre, les armes en cas de paix, et des cartes postales de lieux à visiter, puisque pour partir, il faut être ailleurs.
La peur de l’avion
J’ai l’objet dans mes mains, arrivé ce matin, le visage de l’art, cité plus haut, se cache dedans, mais se montre entièrement, il a l’air serein, sûr de ce qui s’est créé sous l’épiderme de l’artwork, une somme d’émotions, un amas de frissons, en messages hirsutes et câlins, une biographie sous peu de temps, celui d’une révolte, d’un pas en avant. Le chemin a étédétourné par des doutes, et retrouvé par des écoutes, des myriades de pistes à ressentir (Over freeway matrice d’apesanteur). Les rythmes surgissent de partout, réitérations, Pavlov du son, qui font tout pour que le monde ressemble à ça, prenne l’image de ces créations, la liberté n’est-elle pas le fait rude à atteindre, de faire le monde à son image ? On s’est donc envolé dans cet avion qui ne savait pas si il volerait à nouveau, pris au piège de la curiosité puérile de chercher la raison à toute sonorité, identité, réalité de cliquetis et de molécules, mais ici git le rêve, ici vit l’irrationnel que le piano encore classique accroche au réel le temps de se perdre dans des rythmes africains (Sheer power, tambours d’un Peter Gabriel égaré en cités, fiévreux, hypnotisé). Magritte de dire « Ceci n’est pas un disque » car ceci est univers d’ailleurs, où nous mène ce vol, ces violons tristes qui trouent l’obscurité, vol de nuit, traduction sombre d’un passé proche qui se déshabille et prend quelques lueurs comme on picore l’amour (Undying pizzicato,à la fois terrible et léger, l’image du corps même, le physique de la narration). Voici un monde confus, honnête jusque dans l’égard, intime comme une retombée lourde de tambours qui perforent l’extracorporel (Verrophone est, peut être, le moins terrien des mondes perdus, incapable, joliment incapable de se trouver des frontières hors de l’inaccoutumé, transport d’âme pour âmes voyageuses, contant ritournelle d’enfance et plaie d’âge). En apesanteur, les ceintures détachées de nos fauteuils de première personne de tous les temps, dans une paix difficile à croire tant elle est transparente dans l’imaginaire provoqué (Erratic soul semble être la plus sereine des folies douces, calme et espérance à peine murmurés). Comment est cette magie, qui fait que le temps d’un trajet, on redécouvre mille années de vie, dans les loges de grands opéras, dans les cloaques d’une salle Jazzy, le bureau sans prétention de Pierre Boulez, ces années 70 de Tangerine où tout était, croit-on, permis, ces fractures sonores punk qui croyaient un jour bouleverser l’establishment, l’élégance d’un Declining winter ou Appartments embuée de timidité, cette envie de retrouver la mémoire du temps , d’expliquer le poids réel des aiguilles (Melancholia my love semble demander pardon aux années qu’il reste à vivre, dans un hypothétique retour au bonheur). En fait, ne fait-on pas ce voyage pour retrouver un temps un tant soit peu perdu, le besoin de sentir qu’on n’a pas tout laissé derrière nous, sur une piste de décollage, trop tôt, pas assez tard ?Ne fait-on jamais le récapitulatif de nos vies quand on croit qu’elles se vivent seules ? (ce Lovesickcinématographique, ample comme des éternités, où s’allongent les nostalgies et les petites rages pour combler l’infini, n’est-il pas un négatifàdévelopper dans des verbes conjugués au futur ?). Le vol n’est pas encore achevé, il reste des planètes à imager, des galaxies d’une, qui s’offrent en paillettes sous nos toits fermés, quand écouter se fait les oreilles ouvertes, et voir se déroule les yeux clos. Il y a là l’exotisme, ces vagues aux lèvres d’Iles, de plages où les organes restent vitaux, le cœur à même la grève, piqué dans l’air humide d’un océan intime par des abeilles répétitives, inlassables comme le mensonge, incessantes comme l’envie de rêve (Raining bees, envoûtante question existentielle sur fond de féminitéscoléreuses et douces dans la même voix). Mais on sent l’approche d’un atterrissage, ou amerrissage, nul ne sait où nous a menée l’inconscience souple de Dame Watine, vient la douceur, quasi féerique d’un retour à la vie, on a posé le pied, on a marché un moment sur la lune, c’était grisant, dangereux, épuisant et merveilleux - comme l’amour, messieurs dames, comme l’amour – on reprend terre, on fait pied, le rivage s’éloigne, le centre des terres gagne (Hearth walking, pansement d’âme pour retrouver l’équilibre de toute chose, le bien, le mal, l’absence et les lendemains peuplés, le remède à la tachycardie d’une passion folle qui nous a amené jusqu’à cette piste 9). On retrouve le logis, on retrouve nos pénates, le chaos encore luisant sur nos peaux, on laisse la valise, dans les rétines tout l’aperçu et tout ce qui fut cru ou créé, reste le chaos dans l’innombrable possibilité des images, cette sensation qu’il faudra repartir sur la même ligne des infinies fois, à chacune d’engendrer ses guerres et ses paix, à chacune d’évaluer le passé et de soupeser des lendemains, le temps de reprendre les esprits, bilan fait d’un décalage séculaire, on pose sur la table les nourritures et les poisons, on décrit Faust on maudit dieu, on redécore le crâne, passé le contrecoup du malheur, on a passé le Jetlag, on a pas eu peur de l’avion, « quand on aime, on ne tombe pas ».
Une fois de retour
On traîne encore le souffle sur les dernières notes, étrangementlégers, comme si l’apesanteur tardait a s’évaporer de nos chairs, on regarde autour de nous si le monde n’a pas trop changé, il reste là, depuis des siècles il ne bouge pas, nos vies longent ses flancs, elles y restent tout autant immobiles, par pur bonheur, parce qu’il n’ya peut être pas d’autre solution, on a retourné les yeux dans d’autres univers, des départs où l’on veut, quand on veut, et, par chance, il existe des pilotes vaillants, dont l’unique vocation est l’ailleurs. Alors, au repos, on prend la mappemonde de nous, on pose des punaises aux lieux visités dans nos rêves sonores, dans nos imaginaires de billets d’aller et retour, on tend des cordes colorées d’une punaise à l’autre, on décrit ainsi des formes, triangles, carrés et certaines courbes sensuelles, des errances qui frissonnent sous nos peaux, des géométries sous-cutanées.
Départ